Amazonie, en forêt guyanaise entre Guyane et Brésil © Marie-Ange Ostré

J’ai dormi d’un sommeil de plomb, malgré les cris incessants des singes hurleurs et malgré mes appréhensions : finalement je n’aurai surpris aucune progression d’insecte ! J’ai fait confiance aux lézards qui les traquent impitoyablement.

Mais ce matin, avant une expédition façon marche forcée en forêt guyanaise, j’hésite à entrer dans la petite salle de bains sans fenêtre, supputant la présence indésirable d’une saleté à huit pattes dont j’ai vu quelques spécimens velus, sous verre, un peu partout en ville et à l’aéroport de Cayenne. Nous sommes en Guyane, pour le tournage d’un épisode de la série La Route de l’Eau.

Finalement je vais ruser : j’envoie l’Homme en éclaireur dans la salle de bains pour me garantir qu’il n’y aura aucune rencontre fâcheuse pendant mes ablutions puis j’y entre délibérément sans mes lentilles de contact, ce qui me permet de faire l’autruche sans l’avouer ! Futé ou couard, c’est le seul moyen que j’ai trouvé sur l’instant pour surmonter ma crainte tout en assurant ma dose d’hygiène.

De toutes façons, dans ce refuge au village de Ouanary situé sur la rivière du même nom, à quelques kilomètres de l’embouchure de l’Oyapock sur l’Atlantique, il n’y a pas d’eau chaude et la fraîcheur de l’eau de source ne me retiendra pas longtemps sous la douche. Même si, en ce jeudi de janvier 2005 la température frise déjà les 34° et l’hygrométrie défie l’entendement ici en forêt équatoriale.

A peine sortie de la douche, il me faudrait déjà en prendre une autre ! Néanmoins, sachant que nous allons ce matin entrer dans la forêt je m’habille prudemment d’une chemise en denim fin qui protègera mes bras tout en ne collant pas trop à la peau. Pantalon, chaussettes de marche, chaussures montantes, casquette, je suis parée pour me défendre contre les moustiques et les insectes que nous allons croiser. Guy, notre guide amérindien, approuve ma tenue d’un regard mais renvoie notre cameraman échanger son tee-shirt contre une chemise à manches longues.

Toute l’équipe se vaporise d’anti-moustiques par-dessus les vêtements, et je m’en couvre les mains. Le visage pour moi, pas question. Malgré les promesses de non-toxicité, je préfère éviter tout produit chimique sur ma peau et je prends le risque de quelques baffes de la part de mes collègues, tant qu’ils restent motivés par la nécessité de chasser celui qui voudra m’inoculer le début d’un palu. Je ne sais pas encore que j’attraperai la dengue quelques années plus tard à Bali.

Je l’admets sans honte la Guyane n’est pas une destination que j’aurais sélectionnée pour mes vacances, mais puisque le travail nous y a mené, je découvre avec la même curiosité, la même avidité de voir, sentir, apprendre. En fin de séjour je serai dithyrambique sur ce voyage en Guyane, mais pour l’instant en Parisienne confirmée je veille surtout à faire en sorte que je m’en sorte en bonne santé.

Il nous a fallu près de trois heures de pirogue pour parvenir jusqu’à Ouanary, village situé en forêt tropicale, et je suis impressionnée : du vert partout, toutes les nuances de vert, et dans toutes les dimensions, dans toutes les directions, dans toutes les textures. Etouffant. Le village a été bâti sur une zone de brûlis mais la forêt grignote jour après jour cet espace pour reprendre ses droits. Les villageois doivent brûler de nouveau, régulièrement, pour conserver un minimum d’espace vital.

Ce matin Guy nous emmène vers une petite oasis en pleine forêt, en nous racontant que la veille des chasseurs cherchaient un tapir mais ils n’ont ramené qu’un pécari, sorte de cochon sauvage (aussi appelé cochon bois en Guyane) qui peut atteindre les 30kg. De fait, nous en mangerons le soir-même au dîner, parfaitement cuisiné par notre logeuse.

Après avoir traversé le brûlis transformant l’épaisse forêt en tapis de cendres noires laissant apparaître la terre rouge mise à nue, nous pénétrons à la queue-leu-leu dans la forêt amazonienne en suivant Guy qui ouvre le chemin à grands coups de coupe-coupe. Très vite, sous cette chaleur étouffante, je quitte la chemise à manches longues pour me retrouver en tee-shirt, tant pis pour le palu ! Guy, chaussé de simples bottes en caoutchouc se retourne vers nous toutes les deux minutes pour s’assurer que nous le suivons bel et bien. Parce qu’il faut le vouloir pour progresser dans la forêt amazonienne !!!

Dès les premiers mètres elle nous a engloutit littéralement, refermant derrière nous d’un mur opaque le rideau épais de troncs, branches, lianes enchevêtrées, à tel point que nous serions bien incapables au bout de cinq minutes de retrouver notre chemin pour en sortir ! C’est la première impression un peu stressante : savoir que nous sommes à la merci d’un guide local qui a intérêt à bien connaître sa terre pour être capable de nous en sortir. Pourtant Guy garde le sourire (ce qui n’est pas, nous l’avons constaté en d’autres contrées, la meilleure des garanties…) et dégage devant lui un chemin convenable pour notre cameraman qui sue sang et eau pour rester en tête et filmer notre petite troupe dans sa progression.

Sans en avoir l’air j’évite d’avoir à poser les mains pour m’aider, histoire de ne pas prendre appui sur un truc mouvant. Ici on sait que les pécaris justement se nourrissent de serpents. Et puis j’ai lu « Le Mendiant de l’Eldorado« , récit d’exploration de Jules Crevaux qui a suivi les rives de l’Oyapock au début du XXème siècle, du coup je n’ai pas l’impression que la Guyane ait tant changée en un siècle… Alors je me méfie, mais surtout sans chercher ! Chercher ici voudrait forcément dire trouver, et je ne tiens surtout pas à trouver, même si parfois l’Homme me glisse « tu as vu, là sur la droite, elle est belle !« . Grrr… Je le gratifie chaque fois d’un regard assassin et poursuis ma courageuse avancée dans ce qui fut nommé un jour l’enfer vert.

Nous faisons une première halte pour permettre au cameraman de tourner une séquence mettant l’Homme en situation avec Guy. Je reste en retrait avec notre régisseur et je manipule l’appareil photo plus pour m’occuper l’esprit que par nécessité : ici, faible profondeur de champs et du vert et du brun partout. De plus l’épaisseur de la forêt et l’immensité des arbres laissent filtrer une lumière presque blafarde, sombre, qui fait peiner mon Olympus numérique tout autant que l’hygrométrie galopante. Je travaille en mode manuel mais les raies de lumière qui ricochent sur le vert des feuilles vernies ne facilitent pas la tache.

Au bout de quelques minutes nous reprenons notre chemin, suivant toujours Guy aveuglément jusqu’à ce qu’il s’arrête devant un énorme tronc bloquant le passage. Couché sur le sol, couvert de mousse mi-sèche mi-gluante, le tronc m’arrive à hauteur de poitrine. Il faut donc déjà réussir à grimper dessus pour ensuite traverser le mini marais qu’il surplombe. En Guyane mini marais signifie « pas question de s’y vautrer« , surtout pas ici et maintenant ! Je range donc soigneusement l’appareil photo, à tout hasard, j’ajuste le sac à dos, puis j’avance à pas comptés sur le tronc glissant dont toutes les branches hirsutes n’ont pas été supprimées. Il faut donc les enjamber sans perdre l’équilibre, en gardant en tête qu’à l’autre bout, là-bas, quinze mètres plus loin, il faudra en plus se battre contre un énorme bouquet d’arbustes aux feuilles grasses qui obstrue la sortie !

Jouer les équilibristes sur un tronc inégal et glissant avec la menace de disparaître dans le marais en dessous n’a rien de confortable. Pourtant je passe l’obstacle avec succès, en appréhendant déjà le retour. Je chahute un peu contre les branches envahissantes qu’il faut repousser pour retourner sur la terre ferme (pas très ferme la terre en forêt amazonienne…) puis je constate qu’il faut sauter : dans une flaque boueuse, en évitant si possible les petites pousses d’arbustes qui pourraient bien me déchirer un pied ! Quelques secondes d’hésitation avant de me lancer et… j’atterris à trois centimètres de la gadoue. Je ne suis pas peu fière de moi !

Je ressors l’appareil photo pendant que le régisseur entame sa traversée de tronc puis nous reprenons notre route vers la marre promise. En nous observant de plus près je constate que nous sommes déjà tous échevelés, suant comme s’il nous pleuvait dessus, nos respirations sont malaisées du fait de la moiteur qui règne ici, et nous sommes déjà crasseux, zébrés de boue et de traces verdâtres. Fière équipe que nous formons là…

Quelques mètres plus loin Guy bataille avec son coupe-coupe : il cherche un passage plus aisé et nous explique que, non, ils ne retrouvent jamais leur chemin taillé quelques jours auparavant tellement la nature reprend ses droits ici à une vitesse hallucinante. Il est tombé par hasard, récemment, sur cette marre et cherche à la retrouver pour nous permettre d’y filmer une jolie séquence dédiée à l’eau bien sûr. Il sabre, taille, découpe, en vain : il faut passer par-dessus ce petit bras boueux. Pour notre cameraman aux longues jambes et pour l’Homme qui frôle le mètre quatre-vingt-dix, c’est aisé. L’ingénieur du son prend son élan, saute, et s’enfonce de dix centimètres. Le réalisateur se serre au maximum contre les troncs d’arbres, s’enfonce jusqu’aux chevilles. Notre régisseur a trouvé un autre passage deux mètres plus loin mais il ressort avec tant de bizarreries non identifiées sur le crâne que j’hésite à lui emboîter le pas. Alors je me lance.

La forêt guyanaise ne pardonne pas. Avant de s’y engager, encore faut-il admettre humblement son incompétence…

Je prends mon élan, vise l’autre côté, saute ! Et paf !… J’atterris à deux pas de la zone convoitée et m’enfonce immédiatement jusqu’à mi-mollet dans une texture vicieuse qui s’infiltre déjà dans mes chaussures, sous le revers de pantalon ! Tétanisée à l’idée de toutes les bestioles qui doivent mijoter dans cette bouillasse de terre et de débris végétaux en tous genres, je lance instinctivement un pied en avant, mais le pied restant bloqué dans la vase, mon élan me trahit et je tombe à genoux !

Dans le mouvement je bascule en avant, sauvegarde mon appareil photo d’une main tandis que l’autre prend appui au hasard sur une branche à proximité qui s’avère spongieuse… Je la lâche aussitôt avec les yeux écarquillés glissant de droite et de gauche pour surveiller le moindre mouvement suspect alentours, avec des battements de cœur accélérés dans l’appréhension d’une rencontre indésirable ! Des images de bande dessinée me traversent l’esprit, avec des araignées aux yeux exorbités et des sangsues luisantes au ventre rebondi !

C’est alors que le régisseur se retourne et me voit en fâcheuse posture, moi qui, habituée au « silence, ça tourne » n’ai émis aucun son…

Il fait marche arrière et me tend une main secourable en silence et sans aucune moquerie au fond des yeux, ce dont je lui suis toujours aujourd’hui reconnaissante. Avec son aide je peux me redresser et surtout me relever, extirpant une jambe puis l’autre du fond de ce petit marigot qui ne m’inspire aucune confiance. Un instant je crains de devoir y laisser une chaussure qui résiste à la succion, mais ma volonté est la plus forte et j’extirpe la récalcitrante de son antre gluant. Les deux pieds sur une terre enfin stable, je ne peux que constater les dégâts : aucune bestiole ne s’accroche à mon pantalon et je ne sens rien gigoter dans mes chaussures. A priori, « on » n’a pas voulu de moi en victime innocente aujourd’hui ! Mais je suis répugnante des genoux jusqu’aux orteils…

Mon appareil photo a échappé miraculeusement à un bain forcé, pas sûr qu’il aurait survécu à ce traitement de faveur. Mais pour le trajet de retour que nous entamerons quelques minutes plus tard, notre guide renonçant à retrouver l’endroit de cette marre annoncée, je l’ai emballé précautionneusement dans le paréo qui dort toujours au fond de mon sac à dos. De toutes façons, l’humidité aidant, le système électronique commençait à s’enrayer et le focus ne se faisait plus. Lorsque je voulais passer sur le mode vidéo, l’appareil revenait systématiquement en position photo. Il faudra une après-midi dans un petit caisson étanche avec sachets de Silicagel pour qu’il accepte de retrouver un fonctionnement normal. Trop d’humidité dans l’air…

Guyane, village de Ouanary en forêt amazonienne entre Guyane et Brésil © Marie-Ange Ostré

Refuge à Ouanary, en forêt guyanaise.

Nous avons passé trois heures en tout dans la forêt guyanaise, que dis-je, aux prémices de la forêt amazonienne. Ou tropicale, ou équatoriale. Appelez-la comme vous le voudrez, elle garde pour moi l’image de cet enfer vert décrit par les auteurs explorateurs des premières reconnaissances.

Trois heures de progression difficile qui nous a permis de comprendre qu’un Amérindien ne plaisante pas quand il prétend qu’un étranger ne peut survivre plus de quelques jours, seul, en forêt. Moi j’affirme qu’un homme peut s’y perdre en quelques minutes. Je suis très observatrice, et très attentive, en ville ou en pleine nature j’ai l’instinct de prendre toujours des repères quand je pénètre en territoire inconnu, histoire de ne jamais être tout à fait à la merci d’un autre. Mais là, en quelques minutes, je ne reconnaissais plus rien. Sur le trajet de retour je me serais égarée à deux reprises si notre guide n’avait pas été là.

La forêt guyanaise ne pardonne pas. Avant de s’y engager, encore faut-il admettre humblement son incompétence…

La Guyane (à ne pas confondre avec le Guyana, république indépendante située plus au Nord sur le même continent américain) est un département français d’outre-mer mais aussi la seconde plus grande région de France tout en étant la deuxième la moins peuplée (derrière Mayotte). 98% de son territoire est couvert par la forêt équatoriale, ce qui en fait le territoire le plus boisé de France. Quand y aller ? Janvier à juin sont les mois les plus pluvieux, il pleut nettement moins (mais tout de même !) d’août à novembre.

Cet article a été publié une première fois en novembre 2007 sur mon blog de voyages Un Monde Ailleurs (2004-2014), blog qui n’est plus en ligne aujourd’hui. Les articles re-publiés sur ce site le sont s’ils présentent à mes yeux une valeur émotionnelle ou s’ils offrent un intérêt informatif pour mes lecteurs. Ils sont rassemblés sous le mot-clé « Un Monde Ailleurs ». J’ai ajouté davantage de photos à ces articles en les re-publiant mais malheureusement il a été impossible de réintégrer les commentaires liés à ces articles, seul le nombre de commentaires est resté indiqué.

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