Marie-Ange Ostré, en jungle de Bornéo

Quelques minutes de vie, au fin fond de la jungle de Bornéo, à l’abri d’une grotte…

Nous sommes au Kalimantan depuis cinq jours, dans la province indonésienne de Bornéo : la troisième plus grande île du monde (exception faite de l’Australie classifiée comme continent à part entière) partage sa superficie entre la Malaisie (provinces du Sarawak et de Sabah, au Nord) et l’Indonésie (province de Kalimantan, au Sud). Une infime parcelle appartient au sultanat de Brunei (sur la côte nord de Bornéo).

Pour atteindre Merabu, l’un des derniers villages isolés de l’ethnie Dayak, nous avons effectué : une heure trente d’avion depuis Balikpapan (capitale de la province) en direction de la côte nord-est, puis 4 heures de 4×4 sur des pistes de terre, puis près de 2 heures de pirogue sur des bras de rivières pour nous enfoncer dans la jungle, et enfin deux heures de marche en forêt tropicale sur un étroit chemin que je n’aurais même pas distingué si j’avais été seule.

Pour enfin nous poser pour quelques jours en cet endroit improbable, sous les falaises de calcaire qui abritent les dernières peintures rupestres récemment découvertes en 2005 à Bornéo.

Nous sommes debout depuis 06 heures ce matin, les premières lueurs de l’aube ayant réveillé les habitants de la forêt qui nous ont souhaité un bruyant “bonjour” en pépiant ou en hurlant à tue-tête.

La nuit fut courte : malgré la fatigue les bruits de la forêt m’ont tenue éveillée un bon moment. À moins que ce ne fut l’idée de la présence discrète mais sournoise des araignées à peine dissimulées dans les nombreuses toiles épaisses qui surplombent nos moustiquaires ?…

J’ai beau ne surtout pas les chercher du regard – comme pour nier leur existence – je sais qu’elles pullulent ici sur leur terrain de prédilection dont je ne suis qu’une hôte pour quelques jours.

Des araignées sauteuses larges comme des assiettes à dessert…

D’ailleurs hier après-midi, tandis que nous grimpions le long de la falaise à l’aide des lianes disposées au hasard de notre progression, l’un de nos jeunes spéléos locaux m’a interpelée en bahasa (langue indonésienne) : “permisi ?”.

Sur un regard interrogatif de ma part, il attrape une brindille sur le sol et balaie d’un geste prompt la saleté brune à 8 pattes qui cavalait allègrement le long de ma combinaison spéléo au-dessus de mon genou !

Oui, oui, permisi et thank you very much my dear !…

cuisine indonésienne, nouilles sautées façon mie goreng

Bref, après un mie goreng sommaire au petit déjeuner (mélange de nouilles sautées aux légumes, photo ci-dessus pour vous mettre l’eau à la bouche…) l’équipe prépare le matériel de prise de vue. Hésitante, je rejoins notre réalisateur : “dis-moi franchement, as-tu besoin de moi sur ta séquence ce matin ou bien puis-je m’en dispenser ?”.

Comprenez-moi bien :

  • plonger dans des réseaux souterrains noyés dans des eaux à 10°,
  • photographier un anaconda à 60 cm de mon objectif,
  • dormir par terre sous les araignées,
  • naviguer pendant des heures au fin fond de Bornéo avec les singes qui vous huent au passage,
  • partager la salle de bains des femmes Dayak (la rivière…),
  • dormir plusieurs nuits à même le pont d’un bateau à peine sécurisé et par mer agitée,
  • approcher les varans de Komodo suffisamment près pour faire un gros plan d’une patte à l’envers,
  • plonger avec une quarantaine de requins juste après un cyclone,
  • ne pas me laver pendant plusieurs jours par manque d’eau dans le désert du Kalahari,
  • me faire charger par un éléphant sauvage,
  • ou encore être au même régime riz et nouilles frites pendant 3 semaines…
  • je peux !

Mais au moment d’entrer dans une grotte dans laquelle il faudra patauger dans la fiente puante de chauve-souris sur une épaisseur de 10cm pour aller chatouiller des araignées sauteuses larges comme des assiettes à dessert en faisant attention de ne pas s’agripper au passage à des vers scutigères venimeux, je flanche !

Mes limites s’arrêtent là et je demande humblement mais sans l’exprimer totalement si le réalisateur peut se passer de ma présence à l’écran dans cette séquence, ou non.

S’il refuse, je m’exécuterai néanmoins sans discuter mais la peur au ventre : j’ai la phobie des araignées depuis toute petite, et malgré les belles « babouk » de parfois 8cm de long squattant ma chambre à La Réunion régulièrement en saison des pluies pendant deux ans, et malgré un séjour en forêt guyanaise où grouillent des exemplaires velus, je n’arrive pas à me soigner !

Je plaide donc hypocritement que j’ai mes notes à mettre à jour (ce qui est archi vrai néanmoins !) mais je concède avec un sourire que tutoyer les araignées ne fait pas partie de mes appétences.

Notre gentil (et talentueux) réalisateur sourit à son tour, et concède de son côté que trop de personnes à filmer dans un boyau sombre et étroit, ça ne l’enchante pas non plus. En fait ma répugnance sert ses intérêts : nous sommes ravis d’être d’accord !

À 9 heures donc les hommes (une dizaine) partent vers la grotte avec une légère appréhension parfaitement dissimulée pour certains, un peu moins pour quelques autres (je ne citerai pas de noms).

Malgré l’humidité et la chaleur ambiante je me sers un thé chaud (nous n’avons plus d’eau en bouteille depuis la veille au soir et l’eau du ruisseau doit être purifiée avec des pastilles ou bouillie avant d’être bue) et je m’installe sur l’une des caisses de matériel en guise de siège pour mettre mon carnet de notes à jour.

Dix minutes plus tard, notre régisseur vient me voir et m’indique qu’il part un petit quart d’heure avec le chef de la tribu des Dayaks qui vivent au camp avec nous depuis trois nuits : ce dernier veut lui montrer d’autres grottes qu’ils ont trouvé la semaine dernière mais qu’ils n’ont pas encore explorées. Pas de problème, je l’invite à prendre son temps et je me concentre sur mes notes, rassemblant mes souvenirs sur les trois derniers jours pour fixer les nombreux détails, anecdotes, parfums, émotions. Les images me reviennent, et j’écris, j’écris,…

Pendant trente minutes je me perds dans le fil de mes pensées, la pointe du stylo ne courant pas assez vite sur le carnet de voyage qui ne me quitte jamais. Je suis seule avec les Dayaks restés au camp, ceux qui n’ont pas eu envie de monter à la grotte aux araignées, et je les entends bavarder dans cette langue qui m’est totalement inconnue, avec aucun repère linguistique occidental. C’est un bruit de fond atténué que j’entends sans l’écouter, une musique en sourdine qui nous accompagne depuis bientôt une semaine que nous vivons en leur compagnie.

Puis je perçois insensiblement la présence de l’un d’entre eux au-dessus de mon épaule gauche ; mon stylo suspend son vol et je me tourne vers lui. Visage de cuir tanné, plissé par le soleil, les cheveux brossés de fils gris, son regard est doux et curieux à la fois.

Il regarde intensément ma main et mon carnet. Et je réalise qu’il ne sait sans doute pas écrire, et donc qu’il ne sait peut-être pas lire non plus, et en tous cas pas le français. Je lui souris, il fait un léger bond en arrière, surpris d’avoir été surpris ! Je ris, ses compagnons de loin éclatent de rire, et il en fait autant.

Les Dayaks sont spontanément souriants et gentils, doux et même facétieux. Ils rient très souvent, chantonnent, fument en groupe ces cigarettes indonésiennes à la girofle, et s’apostrophent régulièrement les uns et les autres, relançant des conversations moribondes sur des sujets sans doute épuisés. Ils sont rarement silencieux.

Mais ils nous ont aussi montré leurs arcs et les flèches au curare qui servent à la chasse, et j’ai aperçu deux fusils ce matin en allant voir le cuisinier de l’expédition. Des fusils parfois nécessaire dans la jungle de Bornéo.

Porteurs de l'ethnie Dayak, Bornéo

Porteurs de l’ethnie Dayak, pendant notre expédition à Bornéo.

Je reprends mes travaux de conteuse, et l’encre bleue noie les pages moins vite que je ne le ferais à l’aide de mon ordinateur. Mais j’ai déjà épuisé sa batterie en téléchargeant mes photos chaque soir et je dois attendre que le régisseur lance le générateur ce soir pour la recharger. Retour au papier donc, pour quelques heures.

Imperceptiblement je sens les Dayaks se déplacer, et petit à petit tourner autour de moi. Je les perçois à droite, à gauche, derrière moi. Mon instinct me met insidieusement en état de veille, mes signaux sont en alerte et comme pour toute femme qui a l’habitude de voyager seule, une alarme se déclenche dans mon subconscient.

Je reste les yeux rivés sur mon carnet, et je continue à écrire distraitement cette fois mais volontairement, concentrée sur l’obligation de ne pas changer de rythme tout en restant à l’écoute des déplacements autour de moi…

Jusqu’à ce qu’une paire de chaussettes violettes se poste devant moi, à dix centimètres de mes genoux. Il est près. Trop près. J’entends quelques gloussements autour de moi. Je termine ma phrase calmement, une phrase qui n’a sans doute aucun sens, j’ajoute un point et fais semblant de me relire avant de relever la tête.

En remontant le long de la silhouette qui me surplombe, mon regard glisse d’abord sur les chaussettes montantes en laine, puis sur la toile de coton délavé du short et sur le tee-shirt qui fut vert pomme un jour. Quand j’arrive à son visage, quelle n’est pas ma surprise de le voir m’envoyer un baiser du bout des lèvres, accompagnant sa mimique d’un léger plissement des paupières !… Pas de doute, je suis en train de me faire draguer par un Dayak !

Stupéfaction !

Si mon premier réflexe est de sourire parce que l’attitude est presque burlesque, ma première réaction est pourtant de me montrer ferme : toutes les voyageuses célibataires vous le diront, ne jamais montrer que vous êtes impressionnée !

Alors je fronce les sourcils dans le silence qui s’est fait autour de nous et je fais de la main un geste signifiant “non”, puis je replonge ostensiblement le nez dans mes notes pour signifier mon désintérêt tandis que mon esprit ébullitionne : je suis seule parmi une quinzaine de Dayaks qui, s’ils ne sont en moyenne pas plus grands que moi et sont secs comme des coucous, ont néanmoins une force suffisamment incroyable pour porter de lourdes charges en forêt tropicale sur des chemins inexistants par une chaleur épouvantable et sur un rythme d’enfer en accélérant encore sur les troncs d’arbres abattus !

Je m’applique à ne pas les regarder, comme concentrée sur mes travaux d’écriture. Je tourne quelques pages comme pour vérifier quelque chose, mais tous mes sens sont maintenant en éveil.

Confusément je commence à rédiger rapidement le récit des cinq dernières minutes, histoire de laisser une trace écrite au cas où les choses tourneraient mal ! Pas de parano, mais tout de même… Je ne suis pas peureuse, et je ne panique pas facilement, mais d’un seul coup j’en veux au régisseur de ne pas avoir envisagé un possible problème de ce genre quand on a une femme dans une équipe de mâles. Je me sais de mauvaise foi, mais la notion insidieuse du danger brouille toute notion d’objectivité !

Il est où ce régisseur bon sang ?!…

Mon admirateur ne bouge pas d’un cil, planté droit devant moi tel une statue de sel et je sais qu’il va falloir que je réagisse d’une autre façon, plus énergique.

Peintures rupestres dans une grotte du Kalimantan, au Nord de Bornéo. Des peintures très confidentielles, néanmoins datées et certifiées.

Un souvenir de la veille me revient vitesse grand V : quand il a fallu enfiler ma combinaison de spéléo avant de monter à la grotte, je n’avais aucun endroit pour m’isoler puisque l’équipe fourbissait son matériel et que les Dayaks s’éparpillaient dans le camp de petites dimensions. Je m’étais donc retournée face à la paroi pour quitter mon tee-shirt rapidement et enfiler le haut de ma combi. En me retournant à demi pour enfiler l’une de mes manches le plus discrètement possible (quand on est seule femme dans une équipe d’hommes, on veille à la pudeur de chacun) j’avais surpris le regard de plusieurs Dayaks occupés à fumer sur la seule roche de notre camp, les yeux fixés sur le moindre de mes gestes…

Là, ils se rapprochent et des échanges s’engagent entre eux, des phrases dont je ne saisis pas un traître mot !

Une trouille diffuse s’empare de moi quand je sens de nouveau le frôlement de son genou contre le mien… Après tout, mes compagnons d’aventure sont au fond d’une grotte remplie de bestioles repoussantes et potentiellement dangereuses, le régisseur s’est absenté depuis au moins une demie heure dans une autre direction et je ne suis qu’une blonde ne parlant pas leur langue, assise au milieu d’une quinzaine de gaillards dignes descendants d’une tribu qui, il y a moins de cinquante ans, coupaient la tête de leurs ennemis vaincus !…

Sur un troisième frôlement de genou de mon admirateur, je lève les yeux et l’apostrophe cette fois sèchement en anglais : “que veux-tu ?…”.

Il me renvoie de nouveau un baiser muet et une invitation du regard. Alors, hautaine, je hausse un sourcil de façon que j’espère suffisamment significative dans un langage que je souhaite furieusement international et lui dis d’un ton ferme : “dégage !” en ajoutant un revers de la main très explicite. Un peu cavalier, certes, mais c’est tout ce que j’ai trouvé sur l’instant !

Décontenancé, ses épaules retombent, et ses amis ricanent autour de moi. Je me retourne et leur fais signe de s’éloigner un peu, avec un sourire un peu crispé mais ferme, l’air de dire “vous me gonflez là, allez jouer ailleurs !”.

Et ça marche !

Ils s’éloignent en riant entre eux ! Deux ou trois restent près de moi pendant une minute ou deux, à me regarder écrire de nouveau pendant que mon admirateur éconduit s’éloigne d’une démarche chaloupée. Beau joueur, il se fait chahuter par ses camarades en souriant.

Parce que ce n’était sans doute qu’un jeu, celui de la séduction, un jeu pratiqué par tous les hommes du monde. Parce que les Dayaks, tribu primitive il y a encore quelques dizaines d’années, sont des hommes. Comme vous.

Mais pour moi, ce fut un grand moment de solitude au cours de ce beau voyage à Bornéo…

Envie d’en apprendre davantage sur mes voyages et ma vie en Indonésie ? Voici quelques pistes à explorer :

  • Mes nombreux articles sur l’Indonésie en général, les îles de Bali ou Lombok
  • Mes photos sur l’Indonésie, Bali et Lombok : 500px, Getty Images et surtout sur Picfair en format numérique ou imprimées pour vos murs

Cet article a été publié une première fois en septembre 2006 sur mon blog de voyages Un Monde Ailleurs (2004-2014), blog qui n’est plus en ligne à ce jour. Les articles re-publiés ici sont tous rassemblés sous le mot-clé « Un Monde Ailleurs ». J’ai ajouté davantage de photos à ces articles en les re-publiant mais malheureusement il a été impossible de réintégrer les commentaires liés à ces articles, seul le nombre de commentaires est resté indiqué.

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