Marie-Ange Ostré et dockers Jakarta © Jean-Baptiste Benoît

En voyage il y a des minutes qui restent gravées à vie dans votre esprit. Des séquences qui sont des souvenirs de moments rares, privilégiés. Cette matinée en compagnie des dockers de Jakarta est l’une de mes plus belles expériences de voyage.

Un jour alors que je partais en solitaire pour New York afin d’y fêter seule mes 32 ans, mon père me déposa à Orly et me dit « sois prudente tout de même… ». L’image du Bronx avait encore frappé. Mais si la recommandation paternelle a été bien reçue, j’ai toujours été prudente et ne m’aventure que lorsque mon instinct et mes renseignements préalables m’indiquent que les risques sont restreints. Tel ce jour où, au cœur de Jakarta, je me suis retrouvée seule avec les dockers…

Il est à peine 9h du matin et depuis plus d’une heure l’équipe s’affaire autour de l’Homme pour filmer quelques séquences destinées aux premières minutes de notre film consacré à l’Indonésie.

Nous sommes dans le port marchand de Sunda Kelapa, dans l’un des quartiers de la capitale indonésienne surpeuplée, nous agitant comme des mouches autour des bugis, gros bateaux de bois aux flancs rebondis.

Sur le quai chauffé à blanc par un soleil implacable, les camions se multiplient au rythme des cadences de déchargement des marchandises en provenance de toutes les régions du pays : bois de Bornéo, riz de Sumatra, farine d’on ne sait où,… Essences de bois flottant dans l’atmosphère, mêlées de sueur âcre et de jus d’ananas du vendeur ambulant.

En cette mi-septembre 2006, avec un modeste appareil photo numérique Olympus, je joue du déclencheur tranquillement, m’attachant à saisir la vie qui transpire entre les bateaux et le quai, m’immisçant entre sacs de toile ventrus et planches de bois fraîchement débité. Des montagnes de planches élevées en pyramide le long du quai, attendant d’être chargées à bord des camions qui repartent ensuite vers une autre destination, un autre transport, vers une fin programmée sous forme de meuble vendu sous une marque suédoise ou, au mieux, dans l’une des nombreuses boutiques de Bali pour touristes nantis. Les forêts de Bornéo brûlent de ces achats d’Occidentaux en mal d’exotisme… Je le constaterai sur place quinze jours plus tard.

dockers Jakarta Sunda Kelapa © Marie-Ange Ostré

Dès les premières minutes, épaulés par Thierry Robinet, notre excellent guide sur place pratiquant parfaitement une langue qui n’est pas le javanais, les Indonésiens nous observent d’abord discrètement, et sans le sourire. Luc Marescot, notre réalisateur, sait se faire discret et suivi de Jean-Baptiste Benoît, notre valeureux ingénieur du son, il se mêle petit à petit au ballet incessant de ces hommes qui grimpent à bord avant de redescendre chargés d’un sac, d’une planche. A terre les contremaîtres ne disent mot, laissent faire…

Puis l’Homme décide de monter à bord pour interviewer si possible l’un des capitaines. En équipe légère, et avec le soutien de Thierry qui traduit la requête, il est souvent facile de se faire inviter en des situations plus proches de la réalité du quotidien des populations que nous filmons.

Alors que les palabres vont bon train, tandis que nous attendons l’autorisation du capitaine de l’un des navires qui vient d’être prévenu, je m’éloigne un peu pour suivre le travail des hommes d’entretien qui, pour celui auquel je m’intéresse, consiste à repeindre la coque d’un bateau. Le peintre est suspendu à un mètre au-dessus du niveau de l’eau croupie sur une simple planche de bois soutenue par deux cordes. Echafaudage de fortune…

Un autre Indonésien attire alors mon attention, coiffé d’un chapeau pointu façon Chinois d’une pub des années 30, un sourire fendant son visage d’une oreille à l’autre, tentant d’engager la conversation. Seule, cela m’est difficile, mais  le sourire est une langue universelle et le meilleur des sésames. Il pose pour moi, jusqu’à se faire rappeler à l’ordre par l’un de ses collègues : il grimpe alors prestement à bord de sa pirogue et s’éloigne avec de grands saluts amicaux tout en poussant sur sa perche de bambou pour faire avancer son embarcation…

Lorsque je me retourne, je suis seule !

Chaque docker s’élance à l’assaut d’une mince poutrelle d’environ dix centimètres de large, à peine la place d’un pied…

Pas d’inquiétude, je sais que mes collègues sont dans le coin. Mais je suis légèrement contrariée de ne pas savoir où ils sont puisque je suis censée photographier chaque scène de tournage et notamment ne pas rater les rencontres importantes entre Francis et la population locale. Je cherche alors où ils ont bien pu passer, vogue d’un bateau à l’autre, circule entre un camion puis l’autre… mais rien, nada ! Plus d’équipe.

Or finalement, ce n’est pas pour me déplaire… Enfin seule, encore plus discrète, et toute liberté pour prendre les photos que je souhaite sans avoir l’œil du maître au-dessus de mon épaule. Ceux d’entre vous qui ont un jour été apprentis comprendront…

J’avise alors un groupe d’hommes et me rapproche en douceur, sourire en avant, respect en bandoulière. Je m’applique à saisir les gestes des hommes, leur rituel, lente danse hypnotique dans un ballet sans fin, menant des entrailles du bateau jusqu’au fond du camion à benne béante, gourmand insatiable appelant à être chargé, surchargé.

Chaque docker s’élance à l’assaut d’une mince poutrelle d’environ dix centimètres de large, à peine la place d’un pied. A mi-hauteur, elle ploie à peine sous leurs cinquante ou soixante kilos faits de muscles secs et de sueur, davantage au retour lorsqu’ils charrient planches et sacs pour les jeter ensuite dans le camion.

Les hommes ne disent rien devant ma présence, mieux, ils commencent à m’indiquer des prises de vue à faire ! L’un me montre son collègue en plein effort, un autre me désigne un sac éventré qui fait le courroux du contremaître… Puis un petit malin aperçoit mon écran LCD au dos de l’appareil photo et s’amuse de voir ses copains figés, en couleurs. Je fais alors défiler les photos : il s’exclame en riant, appelle l’un d’entre eux et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, une quinzaine d’hommes se pressent autour de moi en une grappe agitée, écroulée de rire !

Le contremaître s’approche, jette un œil par-dessus mon épaule, s’éloigne. Puis revient. Il regarde chaque photo sans commenter, en souriant, et il hoche la tête. D’un signe il me désigne la benne du camion et il ne m’en faut pas plus pour grimper à bord et installer mon pied photo : calée cette fois sur la commande vidéo, je filme quelques séquences du travail de ces hommes qui, éparpillés d’un geste et sur ordre du contremaître ont retrouvé leur cadence rythmique… Bateau, poutre, camion, bateau, poutre, camion, bateau,…

Mais quand la première benne est pleine, les planches viennent alors trouver refuge dans celle que j’occupe et le pied photo ne supporte pas les trépidations causées par le bois jeté à mes côtés. Je remercie alentours (« terimah kasi…« ) et redescends du camion. Un homme me fait alors signe de monter dans le bateau !

J’hésite un instant, partagée entre l’envie terrible de savoir ce qui se passe à bord et la mince poutrelle que je dois gravir pour monter à bord : environ vingt-cinq mètres à franchir, incliné, sur une poutre branlante au-dessus d’une eau verdâtre, poubelle naturelle de millions de déchets flottants ou non, et qui n’incite à aucun bain spontané ou précipité… L’idée d’un plongeon malencontreux, appareil photo autour du cou, ne m’inspire guère.

L’homme insiste pourtant et me fait signe qu’il va me guider. Je suis toute seule dans un port de Jakarta, un inconnu me propose de le suivre à bord d’un bateau chargé de marchandises, et je n’hésite plus : je le suis !

Je monte les trois marches de bois qui permettent d’accéder au muret de béton qui soutient la poutrelle grise et je saisis la main du valeureux qui s’engage, pieds nus, devant moi. Un pas, deux pas, et je suis au-dessus de l’eau. Impossible de reculer, il faut avancer ! D’autant que le gaillard m’entraîne sur un rythme qui n’admet aucune hésitation : il sautille presque sur la poutrelle, ou est-ce notre poids cumulé qui la fait fléchir de la sorte, nous faisant quasiment rebondir comme sur ces vieux dessins animés lorsqu’une planche joue au yoyo !…

Dix mètres, la poutre grimpe maintenant à l’assaut du bateau et les dix derniers mètres ressemblent à un escalier à gravir pour atteindre le sommet, même si la poutre tremble moins…

Je saute enfin à bord et découvre… l’équipe de tournage qui s’affaire autour de l’Homme en conversation avec un matelot ! Finalement le contremaître à terre m’avait encouragée à rejoindre mon équipe.

Je fais quelques photos, puis m’éloigne un peu pour ne pas distraire l’attention des hommes de bord qui soudain s’intéressent plus à cette blonde sortie de nulle part qu’au géant blond qui leur pose des questions qu’un troisième traduit…

Mais finalement le bateau m’intéresse moins que le quai : ici on extraie la cargaison de la soute qui vomit son contenu sur les épaules des hommes, et on calfeutre, on nettoie, on graisse,… J’imagine les voyages effectués par ce bateau, par ces hommes de mer qui retrouvent leurs familles de loin en loin, au gré des ordres de transferts effectués par des hiérarchies à Singapour ou ailleurs.

Très vite, je fais signe à mon guide que je souhaite redescendre à terre. Un autre se précipite, ils se chamaillent un instant et le second emporte la partie ! Aurais-je été l’enjeu d’une bière en fin de journée ?… L’idée m’amuse.

Ce qui m’amuse moins c’est de m’engager cette fois sur une poutre toujours branlante mais qu’il faut descendre sur une inclinaison de 20 %. Ça peut vous sembler minime, lecteur à l’abri de votre bureau, mais pour celle qui a, il n’y a pas si longtemps, passé la moitié de sa vie dans votre situation et sur des talons de 8 cm, il y a un pas à franchir !…

Néanmoins je ne peux pas passer le reste de ma vie à bord et il faut bien se lancer, d’autant que le reste de l’équipe s’apprête à en faire autant. Croyez-moi ou non, le trajet aller m’a semblé moins risqué que le trajet retour !

dockers Jakarta Sunda Kelapa © Marie-Ange Ostré

En arrivant sur le quai je suis accueillie par mes nouveaux amis qui se précipitent pour me tendre la main et m’aider à sauter le mètre qui me sépare encore de la terre ferme. Puis sous les 40° qui règnent ici, je ressors mon appareil photo et joue encore un peu avec eux, sous le regard complice du contremaître qui ne souffle mot et pousse même la courtoisie jusqu’à s’éloigner quelques minutes, laissant souffler ses hommes.

J’en profite pour faire quelques portraits de plus, au milieu des rires et des interpellations, trop heureuse de partager ce moment de vie avec de parfaits inconnus qui, peut-être, raconteront ce soir à leur famille attentive, qu’ils ont été l’objet de la curiosité d’un petit groupe de Français qui « font » de la télé.

Ces rires partagés, en dépit de la conscience aiguë de la vie rude de ces hommes, reste l’un de mes beaux souvenirs d’Indonésie.

Note : la photo publiée en tête de cet article a été prise par notre ingénieur du son talentueux, Jean-Baptiste Benoît. Je lui suis reconnaissante d’avoir capturé pour moi ce souvenir de vie que je conserve précieusement.

Cet article a été publié une première fois en mars 2008 sur mon blog de voyages Un Monde Ailleurs (2004-2014), blog qui n’est plus en ligne aujourd’hui. Les articles re-publiés sur ce site le sont s’ils présentent à mes yeux une valeur émotionnelle ou s’ils offrent un intérêt informatif pour mes lecteurs. Ils sont rassemblés sous le mot-clé « Un Monde Ailleurs ». Malheureusement il a été impossible de réintégrer les commentaires liés à cet article, seul le nombre de commentaires est resté indiqué.

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