Île Maurice, cyclone Dina © Marie-Ange Ostré

Lorsque l’on s’installe sur une île au soleil dans l’hémisphère Sud on évite de penser aux rares désagréments. Pourtant un jour un cyclone s’invite avec force.

Quand on raconte les îles au soleil, on parle rarement des inconvénients, on se contente souvent des cartes postales. Ce soir, laissez-moi vous raconter une expérience très particulière : ceux qui n’ont pas vécu le passage d’un cyclone ne peuvent pas savoir… Le cyclone Dina est passé sur le Nord-Ouest de l’île Maurice dans la nuit du 21 au 22 janvier 2002. J’y vivais depuis six mois, entre lagon turquoise et plongées sous-marines fabuleuses. Mais quand le vent se lève et que les Mauriciens se terrent…

Je vous livre ici les notes que j’ai prises sur mon journal d’expatriée tout au long de cette nuit très intense.

Dimanche 20 janvier 2002

Plusieurs années s’écoulent parfois avant qu’un vrai cyclone ne frappe l’île Maurice, et souvent par effet rebond l’île de La Réunion. En général les cyclones arrivent par l’Est et se dirigent vers l’Ouest. Une ou plusieurs fois par an dans cette zone géographique, toujours en période cyclonique entre janvier et mars, les îles connaissent des alertes cycloniques ; la plupart passent au large, ou bien s’éloignent au dernier moment. De temps à autre, un cyclone passe à proximité. Mais peu souvent finalement – et fort heureusement – directement sur l’île !

Evidemment, j’ai de la chance : en voici un pour saluer mon sixième mois sur l’île Maurice !

En quittant la France je savais que le seul risque que je pourrais prendre dans cette partie du monde était le phénomène des cyclones. Rien à voir avec les typhons d’Asie accompagnés de leur raz-de-marée, les tsunamis, ou les tornades du Sud des Etats-Unis avec leurs siphons de vents tourbillonnants. Mais le cyclone, ou ouragan dans la zone des îles des Caraïbes, a tout de même la réputation d’être souvent mortel et surtout destructeur. Soyons honnête, je rêvais d’en vivre un au cours de cette partie de ma vie dans ces îles, me voici servie !…

Île Maurice, lagon Pereybère et île Coin de Mire © Marie-Ange Ostré

Le lagon de Pereybère au Nord de l’île Maurice, la veille du passage du cyclone Dina.

Nous surveillions la progression de DINA (c’est son nom de baptême octroyé par les services météo) au large de l’île Rodrigues depuis trois jours. Les flashs météo de fin de journée nous montraient la photo satellite de cette tache ronde de masses nuageuses percée en son centre d’un trou noir, l’œil du cyclone.

Samedi, la tempête était rebaptisée cyclone tropical. Puis au cours des heures, il a été qualifié par les autorités météo internationales de cyclone tropical intense, et enfin de cyclone tropical très intense. Cette dernière classification signifie qu’il y aura de la casse…

Samedi nous plaignions l’île Rodrigues qui devait être touchée. Ne disposant que de faibles moyens et ressources pour se protéger et ensuite se relever d’un tel désastre, l’île a finalement été épargnée : le cyclone progresse du Nord Est vers le Nord Ouest avec une légère orientation vers le Sud. Rodrigues est située à 700 km au Nord Est de Maurice, à trois heures et demie de vol… Le cyclone se dirige maintenant droit sur nous !

Hier, dès l’entrée en vigueur de l’alerte 1 décrétée par le gouvernement mauricien, tous les bateaux sont partis se mettre à l’abri dans le port de Port-Louis, Hugues Vitry et ses bateaux du centre de plongée en tête.

Étrange image que celle de ces embarcations, petites ou grosses, catamarans luxueux ou modestes bateaux de pêche, amarrés les uns aux autres, en longues lignes dérivantes au gré de la houle dans le petit port de plaisance de la capitale.

Le coucher de soleil a été celui d’un pré-cyclone me dit-on : orangé, sans feu ni flammes, juste une traînée de poudre pastel hésitant entre le jaune et le rouge, s‘attardant sur le gris plomb des nuages qui s‘amoncelaient. Je sais déjà que je n’oublierai plus jamais cette image.

Il faisait lourd, l‘atmosphère était déjà humide et la houle commençait à enfler. Les bateaux entraient sans discontinuer à la queue leu leu dans le port, saluant parfois de petits coups de sirène les badauds venus les contempler sur les quais. Les Mauriciens écoutaient les flashs météo, debout, près de leur voiture.

Un énorme bateau de croisière allemand était ancré à quai. Immense immeuble de plusieurs étages de haut, enluminé, flamboyant, enrichi de blanc et d‘ors. Les bateaux de pêche qui le longeaient ressemblaient à des mouches à ses côtés… Ce matin à la première heure, nous apprendrons que ce paquebot a levé l‘ancre deux heures plus tard pour descendre le plus vite possible vers l‘Afrique du Sud. Il est hors de question qu‘un navire de cette envergure reste amarré dans un port comme celui de Port-Louis, trop petit par temps de cyclone.

J’ai retrouvé Hugues et ses hommes sur place, et une fois les bateaux mis en sécurité autant qu’ils peuvent l’être, nous sommes partis dîner au Sunset Café du Caudan Waterfront d’un milk-shake coco (une idée de Hugues, que je recommande !) et d’une assiette de frites. Nous avions plongé l’après-midi et heureusement je viens de terminer tous les exercices pratiques d’entraînement à  mon niveau II.

Hier soir j’ai regardé les flashs météo, diffusés désormais toutes les heures à la télévision, toutes les demies heures à la radio. Pas de doute, à moins d’une déviation de dernière heure, le cyclone Dina se dirige droit sur nous et j’admets que j’attends cela avec impatience.

Lundi 21 janvier 2002

Ce matin mon ami Jean-Michel – Mauricien de souche – sachant que je vis seule et que je ne suis pas familiarisée avec les cyclones m’a appelée pour me prévenir que nous venions de passer en alerte 2. Les énergies se mobilisent.

Normalement il y a quatre alertes :

  • l’alerte 1 avertit la population qu’il faut rester à l’écoute et être vigilant ;
  • l’alerte 2 implique de faire provision d’eau et de bougies et les entreprises ferment pour laisser aux populations le temps de rejoindre leur domicile ou l’un des abris municipaux ;
  • l’alerte 3 interdit aux populations de circuler ;
  • enfin l’alerte 4 signifie « accrochez-vous » le cyclone est sur site !

Néanmoins, les Mauriciens se souviennent avec ténacité que le précédent gouvernement avait tardé lors du dernier cyclone important à passer les stades des alertes. D’un seul coup, ils sont passés de l’alerte 2 à l’alerte 4, rattrapés par l’urgence de la situation…

Pour l’instant depuis ma terrasse je peux encore profiter du beau temps et admirer le vert tendre de la végétation même si les nuages s’amoncellent à l’horizon (photo ci-dessus, avant le passage de Dina et le lendemain matin). Mais je suis sortie et j’ai donc procédé au ravitaillement : bougies, allumettes, bouteilles d’eau, quelques fruits, des biscuits et des biscottes, quelques conserves à manger froides. On m’a prévenue que le gaz pourrait être coupé, tout comme l’électricité.

Je suis prête, j’attends…

Lundi 21 janvier 2002, 16h

Après avoir vérifié que Hugues et sa famille sont à l’abri et n’ont plus besoin d’aide pour décrocher l’antenne parabolique, mettre les bouteilles de plongée à l’abri et ranger ce qui risque de s’envoler, mes amis insistent pour me montrer le lagon couleur cendres…

Une pluie fine et persistante tombe depuis 13h. Les rues de Grand Baie semblent désertes, peu de voitures circulent, les boutiques sont barricadées, soit par des volets roulants soit par de grandes plaques de contre-plaqué clouées en façade. Ville morte !

Le vent souffle, il n’y a que peu de touristes égarés dans la rue, en shorts et K-way, tête baissée sous la pluie, essayant de profiter tout de même de leurs vacances. Les rares Mauriciens qu’ils croisent leur recommandent de rentrer bien vite à leur hôtel d’autant que l’on ne voit plus ni bus ni taxis dans les rues.

Nous faisons une halte devant la baie de Grand Baie, lieu de rêve s’il en est, aux eaux de jade et de turquoise, aux embarcations de couleurs vives dansant calmement sur l’eau (ci-dessus). Mais cet après-midi, rien de tel : les bateaux de plaisance, de pêche au gros et les catamarans, tous les bateaux à moteurs en somme se sont réfugiés à Port-Louis dès hier soir. Il ne reste plus sur la plage que les embarcations des modestes pêcheurs ou de ceux qui ont juste eu le temps de rentrer sur Grand Baie s’ils étaient au large, bateaux hissés à grand peine sur l’herbe surplombant la plage, sous les filaos, à l’abri a priori de la houle. Spectacle étrange que ces grosses barques ventrues reposant de façon impudique sur l’herbe, ligotées entre elles et enchaînées aux troncs des filaos ou des badamiers les plus proches, les flancs exposés aux gifles du vent.

L’adrénaline monte. Je me sens fébrile, nerveuse. Je n’ai toujours pas peur, mais une curieuse sensation d’être sur le qui-vive…

Il n’est plus question d’alizés. Le vent s’est levé gentiment ce matin, il est menaçant ce soir. Sous le vent et la pluie qui tombe drue nous poussons jusqu’à l’église de Cap Malheureux, « mon » église au toit rouge, sous les flamboyants.

Sans descendre de voiture – ce serait maintenant difficile – nous sommes garés face à la mer, derrière l’église. Même spectacle de petites barques serrées frileusement les unes contre les autres, échouées sur la côte, quilles en l’air.

Je suis surprise : le niveau de la mer s’est élevé, mes amis parlent d’un mètre au-dessus du niveau habituel. Le bord du lagon est vert opaline, le sable épaississant l’eau normalement cristalline, et l’île Coin de Mire est totalement gommée du paysage habituel, littéralement effacée derrière le rideau de pluie ! J’en reste stupéfaite, on dirait l’une de mes photos récentes, mais en nuances de gris, et Coin de Mire en moins ! (ci-dessous, une prise de vue sur l’île Coin de Mire, devant laquelle nous nous tenions en cette veille de cyclone, imaginez le même paysage, en gris, et sans l’île !…).

L’horizon a disparu, l’océan a quitté ses couleurs vives (photo ci-dessous). Furieuse, la houle s’abat déjà sur le récif à une petite centaine de mètres de nous, et les vagues passent en colère par-dessus la barrière de corail, emplissant le lagon sans lui laisser une chance de se vider ou au moins de se rééquilibrer. J’ai une pensée pour tous ces poissons que j’admire et que je photographie dans ces eaux presque quotidiennement depuis des mois. Où se cachent-ils ce soir ? Nous en avons parlé tout à l’heure avec Hugues, nous savons que les fonds vont être détériorés… Mais il sait aussi que les poissons savent se cacher par gros temps.

Il nous faut un moment pour réaliser, grâce au flash info sur l’autoradio, que nous venons de passer en alerte de classe 3 et qu’il faut prendre rapidement le chemin du retour !

Sous la violence du vent qui secoue la voiture rageusement, nous décidons de rentrer tout droit à l’appartement. De toute façon, l’alerte 3 nous interdit de circuler… Nous faisons le trajet de retour prudemment, à vitesse réduite, le pare-brise noyé par les rafales de pluie, secoués par le vent qui vient de la mer.

En moins d’une heure de promenade pour faire un petit état des lieux le climat s’est nettement détérioré. Nous sommes sur la côte Nord, les flashs météo incessants maintenant nous répètent que ce sera l’endroit de l’île Maurice le plus touché par le cyclone. La radio égraine les listes d’abris pour les moins favorisés, dans les trois langues pratiquées par la population : le français, l’anglais, le créole.

Mes amis m’ont déposée chez moi avant de rentrer très vire chez eux à proximité, je regarde la pluie tomber un moment, puis j’envoie quelques emails pour rassurer ma famille (au cas où les lignes téléphoniques seraient interrompus plus tard).

Dîner rapide puisque je suis plus intéressée par ce qui se passe derrière mes vitres que par le contenu de mon assiette. Et puis il fait lourd, malgré ma porte ouverte sur l’extérieur protégée par la varangue qui surplombe la terrasse extérieure. Je suis les bulletins météo à la télévision, diffusés toutes les trente minutes maintenant. Ce soir toute l’île est à l’écoute.

C’est mon premier cyclone, il semblerait qu’il soit inquiétant celui-ci, et je ne veux pas en perdre une miette : le cyclone Dina est présenté comme un cyclone tropical très intense. Il y a deux jours il menaçait Rodrigues, à 700 km d’ici. Finalement il est passé à 30 km au Nord de Rodrigues sans faire trop de dégâts, apparemment plus de pluie que de mal. Puis Dina a poursuivi sa trajectoire vers le Sud Ouest, sans changer de direction et a pris de la force.

Le cyclone ralentit toujours sa course et perd de sa puissance en passant sur les terres, mais il reprend du poil de la bête en retrouvant l’océan, il se nourrit de l‘eau.

Une demie heure auparavant on nous annonçait des vents à 150 km / heure, le cyclone se déplace vers l’Ouest à la vitesse de 15 km / heure. Son diamètre est maintenant de l’ordre d’environ 300 km, son œil est large de 40 km ! On nous promet de forts vents contraires lorsque l’oeil nous touchera et des pluies torrentielles. À 21h il est encore à 250 km de Maurice…

C’est curieux, je n’ai pas peur. J’ai aimé l’organisation des préparatifs, le fait de participer, de faire partie de la population, d’être intégrée sans doute… Et j’aime maintenant cette ambiance d’attente un peu fébrile. L’adrénaline grimpe et je suis impatiente ! J’ai l’impression de vivre un moment d’exception. On nous promet que le ciel va tomber sur nos têtes et en même temps on en parle presque calmement. Étrange contraste pour une Européenne. Mais j’ai envie de regarder ce cyclone comme je l’aurais fait d’un film de Spielberg. Mon côté Lion qui prend le dessus sans doute !

Lundi 21 janvier 2002, 21h30

Nous venons de passer en un peu plus de vingt-quatre heures de l’alerte classe 1 à la classe 4, celle qui indique le passage du cyclone sur l’île. On l’attendait, il est là !

La télévision nous inonde de flashs météo et de recommandations écrites et verbales, alternativement en anglais, en français, en Indien, en créole, concernant le comportement de prudence à avoir pendant le passage du cyclone, pendant celui du calme de l’œil et après le cyclone. Des mantras répétés inlassablement…

Presque immédiatement après le flash météo de 21h30, la foudre tombe à grand fracas dans les environs et une coupure de courant prive soudain d’électricité toute la Pointe aux Canonniers et Grand Baie. Une grande clameur de la population locale s’est élevée par-dessus les toits, saluant en quelque sorte l’extinction des feux et l’arrivée du monstre…

Du haut de mon deuxième étage surélevé surplombant le Nord de l’île je regarde depuis trente minutes, hypnotisée, des câbles haute tension crépiter à une centaine de mètres : houspillés par le vent et la pluie, ils se heurtent à intervalles réguliers en un véritable feu d’artifice pétillant. Les étincelles ont probablement eu raison de la pluie et ont imposé le black out au Nord de l’île.

Petit à petit, par la porte encore ouverte de mon appartement puisqu’elle est un peu en retrait du vent furieux, je vois les générateurs des grands hôtels environnants prendre le relais localement. Pas de coupure pour le Club Med, pour Les Canonniers et probablement pour le Royal Palm (le refuge de Jacques Chirac à Grand Baie). Mais pour le commun des mortels, c’est le noir d’encre…

J’ai disposé des bougies dans l’appartement à des endroits stratégiques plus tôt dans l’après-midi. Et un ami m’a prêté une lampe torche, il m’avait prévenu de cette possible panne de courant. J’ai rechargé aussi les batteries de mon mobile plus tôt dans la journée, une autonomie de cinq jours, ça peut servir…

L’appartement maintenant est plongé dans l’obscurité et je m’éclaire à la bougie. La batterie du PC est chargée à bloc et j’ai au moins la possibilité de noter mes impressions au fur et à mesure, cet ordi est mon véritable compagnon de route ce soir…

Mue d’une intuition sans doute, j’ai pris une douche il y a à peine vingt minutes. Forte des recommandations de Pearly (la femme de Hugues) depuis ce matin j’agis comme si je devais être privée d’eau d’un instant à l’autre. Il paraît qu’après un cyclone on peut avoir de l’eau boueuse au robinet pendant plusieurs jours. Et moi, la douche à l’eau boueuse, comment dire ?… (j’ai acheté un stock d’eau minérale !!!).

Lundi 21 janvier 2002, 22h30

J’ai fermé la porte de mon appartement il y a environ une demie heure maintenant, comme la plupart des Mauriciens de mon quartier. On ne plaisante plus, ça se corse… On se terre maintenant comme des rats.

La pluie fouette brutalement par rafales les portes-fenêtres des deux chambres. Le salon de jardin de mon voisin a valsé rapidement sur le balcon mitoyen il y a à peine dix minutes, la table gît maintenant sur le dos, deux pieds coincés dans la balustrade devant l‘une de mes fenêtres, et deux chaises couchées voltigent sous la varangue. Je crains un peu que ses meubles de plastique dur ne fracassent l’un des carreaux de mes fenêtres. Normalement, au deuxième étage je ne crains rien, pourtant… je n’ai pas de volets !

Le bruit augmente petit à petit, le vent souffle. Je n’ai pas peur mais je me laisse progressivement impressionner par la force des éléments.

Je viens de glisser une serviette éponge sous la porte-fenêtre de la chambre d’amis. Vous ne le croirez jamais : la pluie insidieuse s’infiltre par les joints des carreaux ! Les vitres pleurent !… Dans ma chambre aussi !!!

Je viens de m’apercevoir que l’huisserie de la porte-fenêtre de cette chambre ne tiendra peut-être pas le coup sous les coups de boutoir du vent : j’ai sorti une corde de marin qu’un ami a laissé là dans un sac de matériel hier soir et j’ai fait des liens de fortune entre la poignée de la porte-fenêtre et celle de la porte du salon, histoire que la première ne s’ouvre pas violemment sous la poussée du vent en pleine nuit. Je ne suis pas douée en nœuds marins, mais j’espère que ça va tenir !

Le cyclone est bien là ! Il a beau porter un prénom féminin (une tradition), je vous garantis que sa rage et sa force ne peuvent être que typiquement masculines !

Les flammes des deux bougies sur les tables de chevet autour de mon lit vacillent sous les courants d’air à l’intérieur même de ma chambre, comme si elles étaient douées de volonté propre… Et pourtant toutes les issues sont bien fermées. Les rafales de vent sont si violentes que je crains que mes portes-fenêtres n’explosent soudain. L’air passe malgré les fenêtres fermées, c’est à peine croyable. Je sens les courants d’air glisser sur mes jambes nues sur le lit. Les poussières et minuscules insectes morts accumulés à l’intérieur du globe lumineux de ma chambre au plafond se sont déplacés vers la droite du globe !

J’écris assise sur mon lit, l’ordi sur les genoux…

Lundi 21 janvier 2002, 23h05

La pluie griffe mes vitres hargneusement comme si le vent projetait des milliers d’aiguilles dans un moulin de sable. Je ne sais pas si ça peut empirer. Je ne suis pas inquiète. Enfin, si. Un peu…

Je vais peut-être aller dormir dans le salon, il n’a pas de vitres lui ! Je viens de vider la chambre d’amis pour tout transférer dans la salle à manger : si une porte-fenêtre volait en éclats, le vent tourbillonnerait dans la pièce et je n’ai aucune envie de courir après mes papiers ou mes vêtements demain matin.

Le bruit est impressionnant : j’ai la sensation que le vent va avoir raison de mes vitres. C’est ce qui m’inquiète le plus. Il y a dans le bâtiment deux portes en métal qui claquent quelque part à intervalles réguliers, sous les coups de massue du vent. L’une d’entre elles va finir par se détacher ! Et où ira-t-elle valdinguer ?!

Je suis fatiguée, envie de dormir. Mais impossible avec ce raffut infernal. Parfois je crois que ça se calme, mais ça reprend la seconde suivante. Je viens de tirer les rideaux devant les portes-fenêtres. Au moins si les vitres volent en éclat, le tissu atténuera les projections de verre. De toute façon, les vitres sont rendues opaques par le déluge de pluie et il fait nuit noire à l’extérieur. Je ne vois strictement rien, même à la lampe de poche je ne parviens plus à localiser ce salon de jardin qui continue à voltiger sur le balcon mitoyen, un arme terrible avec ce vent.

J’ai noué une autre cordelette pour relier la porte-fenêtre de ma chambre cette fois à la porte du salon. Toutes les portes sont ligotées chez moi !…

Je crois que je vais aller me coucher sur le divan du salon, à l’abri de toute fenêtre, il est éclairé par les fenêtres de la cuisine mais elles sont en retrait du salon et je ne craindrais rien en cas d’explosion. En même temps j’hésite à me soumettre à la couardise ! Et je refuse de me faire peur toute seule !

Pourtant au dernier flash info on nous a annoncé que le cyclone passerait en tout début de matinée. Ce n’est donc encore que le début !… Nous sommes encore le 21 au soir. Moi, j’avais annoncé le passage du cyclone pour le 22, évidemment ! Numérologie oblige… Un cyclone ne peut passer qu’un 22 !

On entend constamment les portes du bâtiment jouer dans le vent. Claquements métalliques sinistres. Et de temps en temps des bris de verre.

Lundi 21 janvier 2002, 23h30

Je vais essayer de dormir. Chiche !… Allez, j’éteins les bougies et le PC, pour me rationner. J’aurai encore de la batterie pour demain.

Mardi 22 janvier 2002, 2h30

Pas dormi ! Il a gagné : Dina est plus fort que mon besoin de sommeil !

Le vacarme est ahurissant. De grosses bourrasques soulèvent le rideau de la chambre alors que bien sûr les fenêtres sont toujours fermées. L’air s’infiltre partout. La pluie crépite violemment contre les carreaux, elle seule pourrait les briser. Le salon de jardin circule sans cesse sur le balcon et je n’ai qu’une peur : qu’il ne vienne fracasser mes vitres. Il y a une telle violence à l’extérieur !…

Je n’ai jamais entendu un raffut pareil et pourtant ça pourrait s’intensifier encore un peu : en faisant des calculs savants d’après les informations que les derniers bulletins météo nous ont donné avant la coupure de courant, je pense que le cyclone n’est encore qu’à 100 km de nous ! J’ai du mal à y croire !…

Et toujours selon la météo, il semblerait que ce vacarme infernal nous enfermera ainsi dans l’expectative jusqu’à environ 19h demain. Enfin, ce soir. Merde !!!… Mais au moins il fera jour. Le bruit terrible est certainement plus impressionnant la nuit.

J’ai faim !!!

Les coups de boutoir des deux portes qui claquent dans le bâtiment renforcent la sensation de danger. Je ne parviens pas à déterminer où elles sont situées, il n’y a que trois appartements au deuxième étage et un somptueux magasin de décoration intérieure au rez-de-chaussée. Mais le vent a une telle force que je suis convaincue qu’elles pourraient être arrachées et devenir des OVNI très dangereux pour notre sécurité. Je me demande comment le vivent mes voisins… L’eau sourd sous mes porte-fenêtres et j’ai déposé des draps entiers et tous mes draps de bain pour absorber. Mais je ne m’en approche plus !

J’ai trop faim, je suis partie en expédition à travers l’appartement pour aller chercher une bouteille d’eau et un paquet de Petit Beurre (ici, oubliez les Pepito, le chocolat supporte mal le stockage souvent aléatoire entre bateaux et avions). Sur le paquet, il y a un petit slogan : « pour ne jamais manquer de ressources« … Bien vu !

Je ne manque pas de ressources, il y a juste un gros déluge qui est en train de se répandre sournoisement dans mon appartement ! En marchant pieds nus, j’ai découvert de l’eau sur le carrelage de ma chambre. Pas trop surprise étant donné la violence de la pluie contre les vitres.

J’ai parfois l’impression qu’une force extérieure jette des brassées d’eau par Karscher interposé sur mes vitres ! Mais l’eau a déjà traversé la pièce grâce aux joints du carrelage qui forment un véritable réseau et atteint le seuil de ma chambre ! J’ai ramassé les divers petits câbles qui traînaient sur le sol près de mon lit : la connexion du discman, celle de mon mobile, du PC, du sèche-cheveux sur la coiffeuse,…. J’ai tout mis à l’abri sur les meubles, en hauteur. Mon lit a les pieds dans l’eau ! Au deuxième étage !…

La voracité du vent, l’eau qui s’infiltre sous les fenêtres, tout me fait penser à ces dessins animés dans lesquels les éléments, air, eau , feu ont un visage et une personnalité sournoise !

Puis je suis passée à la cuisine. Étant donné la coupure d’électricité, il vaut mieux ne pas ouvrir le réfrigérateur et tout garder hermétiquement au frais le plus longtemps possible, on ne sait pas combien de temps ça durera.

Petit détour rapide par la salle de bains, à la bougie c‘est plus romantique ! J’ai fermé l’imposte de la douche qui était restée ouverte et dès cette mini-fenêtre fermée, le vent s’est mis à mugir et la salle de bains s’est trouvée envahie d’une atmosphère inquiétante. L’eau gargouille dans les écoulements de la douche. Je suis enfermée complètement depuis quelques heures, il fait lourd et très humide et je n’ose penser à l’impossibilité de prendre une bonne douche au petit jour…

En ressortant de la salle de bains je m’aperçois alors que l’eau est entrée jusque-là en longeant le mur sous la table de la salle à manger ! En fait, les vitres pleurent, l’eau se répand sur le sol en utilisant les joints du carrelage au sol comme des rigoles qui communiquent entre elles. Une fois les rigoles pleines, l’eau glisse sur le carrelage et s’étale.

Je me suis précipitée sur tout ce qu’il faut mettre à l’abri de l’eau dans cette pièce : l’imprimante qui était au sol, ma sacoche en cuir, ma trolley pleine de mes dossiers administratifs. Toutes les chaises, fauteuils et le divan sont maintenant occupés. Il ne servirait à rien pour l’instant d’éponger. David contre Goliath…

Dehors les éléments se déchaînent. J’entends voler des éléments indéterminés, d’autres se fracasser, sans rien pouvoir distinguer. L’obscurité aiguise la perception des sons, amplifie le mystère et donc la notion de danger. La nuit est noire mais curieusement le rideau de pluie violente projette une sorte de halo crémeux sur les vitres. J’écris toujours à la lueur de la bougie.

À l’étage, sur la terrasse, des poids lourds raclent le sol, résonnent. Qu’y a-t-il là-haut qui se soit effondré ?… Le ciel va nous tomber sur la tête. J’aimerais pouvoir dormir…

En écoutant rugir le vent, claquer les portes, je pense à Navin qui est sur le bateau de Hugues à Port-Louis. Un capitaine ne doit jamais quitter son navire… Mais pour veiller sur quoi cette nuit ?!… J’espère que tout se passera bien pour lui.

Devant toute cette eau qui dégouline par projections furieuses, je songe au déluge, à l’Arche de Noé. Ce qui est inquiétant c’est qu’on croit parfois que ça se calme, mais, une seconde plus tard, une énorme bourrasque repart à l’assaut de mes fenêtres et je sursaute.

C’est bien plus impressionnant que cette tempête fin 1999 à Paris ! Je me souviens du vent qui hurlait dans la cour intérieure de mon bâtiment et de mes volets métalliques qui claquaient. Mais au moins, je savais que je ne risquais rien ! Les vents ont atteint cette nuit-là si mes souvenirs sont exacts 120 km / heure… Pécadilles. Même si le lendemain matin j’avais été secrètement heureuse de savoir ma voiture à  l’abri dans le parking souterrain quand j’avais vu le toit de quelques voitures enfoncées sous la chute de cheminées arrachées des toits.

Il faudrait que je dorme. La nuit passerait sans doute plus vite. Mais comment dormir avec un tel fracas incessant ? Puis-je trouver les mots pour traduire le bruit, la fureur, le déchaînement des éléments hargneux ?… Et bougie éteinte, les sons s’amplifient, se déforment, les sensations sont plus intenses.

Je n’ai pas peur, je suis juste inquiète, et impressionnée : et si les portes-fenêtres explosent ? Devrais-je mettre mon armoire devant pour calfeutrer un peu, et me réfugier au salon ?

Nous sommes depuis quelques heures le 22 janvier…

Mardi 22 janvier 2002, 3h30

La fureur des éléments fait rage, la pluie a déclaré la guerre au vent ! Le ciel déverse son mépris sur nos têtes et je suis recluse comme un cafard dans une boîte qui prend l’eau (vous ne connaissez pas la taille des cafards ici !… ;-).

De l’extérieur montent déjà des relents d’eau tourbe, de terre repue d’eau et qui demande grâce. Hugues m’a assurée que trois jours après un cyclone la floraison explosait. L’a intérêt à dire vrai !

Bouh !… Inquiétant !!!

L’adrénaline monte. Je me sens fébrile, nerveuse. Je n’ai toujours pas peur, mais une curieuse sensation d’être sur le qui-vive, en alerte permanente.

Je vais essayer de dormir…

Mardi 22 janvier 2002, 8h

J’ai dormi environ 3 heures 30 par intermittences. En soulevant une paupière à chaque coup de vent ! Bref, j’ai peu dormi.

Il fait grand jour maintenant et je viens de me précipiter à la fenêtre pour prendre la mesure des dégâts, pieds dans l‘eau. Au premier regard, on ne voit qu’un tourbillon de pluie saccadée qui donne une couleur crayeuse au paysage. À y regarder de plus près j’ai remarqué tout d’abord que des feuilles d’arbres ou de buissons sont collées sur mes vitres. Et même des brindilles de filaos qui sont entrées dans ma chambre ! Mais de quelle façon ?!!!…

En écarquillant les yeux pour deviner à travers le rideau de pluie, comme une enfant qui cherche à voir à travers ses larmes, je cherche des arbres tombés, arrachés. J’ai bien l’impression qu’il en manque quelques-uns dans mon paysage habituel, mais les cocotiers des voisins sont toujours là. Néanmoins ils sont ployés sous la force du vent, troncs lisses et dénudés, sans noix de coco, leurs larges feuilles de palmes renversées dans le sens du vent comme une chevelure de femme sur un hors-bord. Il me revient à l’esprit des images de reportages sur les ouragans à Miami ou à Cuba ; cette fois j’y suis, je le vis. Mais ouf ! Il fait jour !…

Le plus surprenant c’est que j’ai sous les yeux, palmiers exceptés, un spectacle d’hiver : les arbres sont dénudés ! Ils n’ont plus de feuilles, je ne distingue que leurs branches agitées par le vent. Les arbres sont marrons, et non plus verts… Un paysage de novembre en France ! Comparez ma vue de ce matin à celle d’hier

Le cyclone a perdu un peu de son intensité, ce qui me fait penser que l’œil vient de passer. On n’entend plus ce bruit effrayant de la nuit avec tous ces OVNI qui se heurtaient à grand fracas. Mais ne vous y trompez pas, Dina est toujours là !…

Mardi 22 janvier 2002, 8h30

Tiens ! Le téléphone fonctionne encore !… Ma propriétaire vient de m’appeler pour savoir comment je survis. Nous avons bavardé un peu. Elle me dit que chez elle à Rose Hill, au centre de l’île, le cyclone est terminé. Je lui ai suggéré qu’il s’agit peut-être de l’œil, elle dit qu’elle ne sait pas. Pour une Mauricienne ?!…

De toute façon, j’aurais préféré qu’elle s’inquiète de moi avant le cyclone et non pas après ! Elle n’a rien fait pour venir protéger mes portes-fenêtres, objet de tous les dangers. Je lui en veux un peu. Un peu plus tard j’apprendrais qu’elle vivait là, elle aussi, son premier cyclone : auparavant elle vivait en Inde. Je ne lui en veux plus.

Je me demande si Dina s’éloigne… Mais ce serait sans compter les avertissements diffusés par la télévision hier soir au sujet de l’accalmie liée au passage de l’œil du cyclone.

Sans électricité, plus de télévision. Et je n’ai pas de radio non plus. C’est frustrant de ne pas recevoir d’information.

Le vent souffle encore par grosses rafales, en continu. Le bruit est pourtant moins assourdissant que cette nuit pendant laquelle j’ai voulu me parler à moi-même, peut-être pour me sentir moins seule : il a presque fallu que je crie pour m’entendre !…

J’ai un demi centimètre d’eau partout sur le sol dans les chambres et dans le séjour. Il fait lourd dans l’appartement, je voudrais pouvoir aérer un peu, mais on va attendre un peu… J’ai légèrement ouvert la porte d’entrée pour que jeter un œil à l’extérieur. Comme une gamine, le nez à la porte à peine entrouverte, devant un spectacle défendu : du côté de Trou aux Biches, tous les filaos sont branches nues et le vent fait ployer les cocotiers. J’ai refermé bien vite, la sensation d’avoir trempé le doigt dans le pot de vinaigre….

Je suis fatiguée. Mais si les informations sont exactes (depuis hier soir), si Dina n’a pas changé de trajectoire, le cyclone va prendre de l’ampleur pour achever son passage sur nous et descendre vers La Réunion. J’ai eu une amie en ligne hier soir, ils étaient en alerte orange, ce qui correspond à La Réunion à notre alerte 2 sur l’île Maurice. Ils devraient passer en alerte rouge ce matin (l’alerte rouge est la maximale pour La Réunion).

J’ai l’impression qu’il pleut moins, je n’entends plus crépiter sur mes vitres. Le ciel est gris très clair, uniforme, pas de nuages menaçants.

La coupure d’électricité commence à me pénaliser : au moment de sortir le beurre rapidement pour les biscottes du petit déjeuner je suis tombée nez à nez avec l’énorme bloc de foie gras aux figues offert par Sylvie (ma meilleure amie de passage pour le nouvel an) et le pauvre semblait me lancer des warnings désespérés. Pour ne pas le perdre, il faut le consommer d’urgence. Combien de Mauriciens ont ce matin pris leur petit déjeuner en dégustant du foie gras sur des biscottes ?!… Comme s’il fallait célébrer Dina ! Manger ce petit chef-d’œuvre gustatif dans la précipitation et sans Sylvie, quel gâchis. Mais il vaut mieux être lucide et en profiter.

D’autre part le congélateur abrite encore deux barquettes de cari de cerf qu’il faudra cuisiner très rapidement. Et puis j’avais acheté aussi un sac de morilles congelées pour cuisiner un dîner fin, à la française, pour mes amis Mauriciens. A 150 FF. le sachet, nous les mangerons en dessert s’il le faut ! Pearly me disait hier qu’en janvier et février son congélateur n’est jamais plein. Fine mouche… Je saurai m’en souvenir.

La coupure d’électricité a une incidence plus dérangeante : la pompe à eau est désamorcée… Ce qui veut dire concrètement que toute l’eau que nous consommons dans l’immeuble depuis hier soir n’est pas remplacée dans la cuve. Et lorsque la cuve sera vide, nous nous laverons à l’eau minérale en bouteille. Pas très pratique pour faire la vaisselle. Ou rincer mes satanés (trop) longs cheveux !… Pas de douche, il vaut mieux économiser pour l’indispensable, mais brossage des dents et toilette de chat tout de même !

Et puisque nous en sommes aux détails triviaux, pour l’instant la chasse d’eau fonctionne encore, une chance !… Mais j’économise aussi.

La seule inconnue c’est que Carabosse et son mari (mes voisins) utilisent aussi de l’eau dans l’appartement d’à côté et j’ignore s’ils sont sensibilisés au fait qu’il vaut mieux faire court. En plus, d’après ce que j’en ai perçu au cours de nos conversations, elle est plutôt tendance « moi d’abord« . L’élégant Radjiv, lui, a quitté son appart hier soir, en laissant son salon de jardin sur notre balcon mitoyen. Tant mieux, un consommateur de moins !

Mardi 22 janvier 2002, 10h

Le vent a repris mais je pense qu’il a tourné. La pluie est moins torrentielle. L’impression que les choses se tassent… et à l’instant où je l’écris une nouvelle bourrasque s’abat en mugissant contre mes fenêtres. Mais au moins, il fait jour et on y voit clair !

J’ai déjà écrit six pages manuscrites recto verso depuis hier soir et je trouve encore des choses à raconter. Je vais peut-être m’arrêter là…

Je pense à tous ces pauvres gens qui vivent habituellement sous des tôles ondulées qui ont du être balayées comme fétus de paille dans la nuit. Les bâtiments publics sont autant de refuges qu’il faut rejoindre dès l’alerte 3, mais ils ne peuvent emmener leurs maigres possessions.

Les cultures vont aussi en pâtir, même si la canne à sucre est basse en ce moment, et donc moins fragile. Nous aurons un aperçu des dégâts à la télévision. Dès qu’il y aura de l’électricité ! Et j’imagine aussi toutes ces belles villas en bord de lagon turquoise à Pereybère et Cap Malheureux, battues au premier chef par les vents violents et menacées par la mer.

Je vais essayer de dormir un peu.

Mardi 22 janvier 2002, midi

Jean-Michel m’appelle sur mon mobile que j’ai laissé dans le salon. Dans mon demi sommeil, je m’élance hors du lit, oubliant l’eau sur le carrelage, et j’exécute un splendide aqua planning sur le sol ! Je tombe à genoux et me cogne au coude. Aïe ! Rien de cassé, juste endolorie. J’avais oublié le sol inondé.

Après quelques mots avec Jean-Michel qui s’inquiétait de ma petite santé et après avoir écouté ses quelques conseils et recommandations (promis, je ne sors pas !), je retourne vers mon lit et… je me rendors. Rien de mieux à faire.

Pourtant ça souffle…

Mardi 22 janvier 2002, 16h

Réveillée !… Un peu dans le coma d’une nuit blanche à peine interrompue par quelques minutes de sommeil éparses.

Dehors le vent rugit toujours mais moins fort. Petite toilette de chat puis je sors enfin de mon appartement.

J’aperçois quelques personnes dans la rue et deux ou trois véhicules qui circulent très lentement. J’ai hâte d’aller voir de mes yeux et puis je suis ravie d’ouvrir ma porte pour aérer un peu, l’hygrométrie est galopante à l’intérieur, l’air est saturé d’eau.

Et puis envie d’écouter ce qu’ils disent à la radio. Je sors d’abord timidement sur la terrasse côté chambres comme une enfant le matin de Noël. Les cocotiers continuent à ployer sous le vent. Il pleut encore un peu. Petit à petit je découvre les branches d’arbres cassées, les troncs arrachés dans les jardins alentour, des brindilles et des feuilles partout en épais tapis sur les routes.

Je fais le tour de l’étage et je découvre l’origine de tous ces bruits inquiétants au cours de la nuit. Le salon de jardin de mon voisin est fracassé, et… sa table à repasser participait sûrement aussi aux bruits de la nuit passée…

Sur la terrasse au-dessus de nos têtes deux piliers de ciment gros comme mes bras se sont rompus pendant la nuit : ils soutenaient un petit auvent de tôle. Et ils roulaient dans un fracas abominable pendant les heures les plus chaudes !

Un petit toit de kiosque suspendu entre mon balcon et celui du voisin s’est arraché, d’où mon impression de portes métalliques qui claquaient près de mes fenêtres, en effet…

Il est rassurant de mettre enfin une cause ou un nom sur tous les bruits non-identifiés de la nuit passée.

Nous n’avons plus aucune information depuis la coupure d’électricité hier soir et besoin d’entendre les nouvelles. Un couple de plongeurs passe en voiture devant chez moi, me fait signe de loin, et je sors vite de mon appartement pour les rejoindre. Ils m’emmènent en voiture vers Grand Baie.

La route est jonchée de branches d’arbres, les voitures slaloment timidement d’un côté à l’autre de la route. Parvenus à la hauteur du restaurant Le Capitaine, avant Grand Baie, il nous faut stopper : nous n’irons pas plus loin aujourd’hui, deux énormes arbres sont déracinés, couchés en travers de la route à hauteur du rond-point. Nous sortons de voiture, comme d’autres Mauriciens venus voir la baie.

Nous sommes tous là, un peu hébétés devant le spectacle du lagon qui n’en est plus un. Les vagues se déchaînent contre les bandes de terre, l’eau n’est plus vert jade ni cristalline ; elle est vert d’opale, presque laiteuse, par endroits boueuse de tous les limons et particules qu’elle charrie.

Un arbre s’est abattu juste devant le restaurant, emportant son enseigne,et une branche cassée pend sur un câble électrique. Le ponton est presque immergé, secoué par les vagues. Les deux barques de pêcheurs ont disparu mais, ironie, le bateau de pêche « bien assuré contre les cyclones » est toujours là, ballotté par les flots furieux.

Les gens se regroupent, se racontent. On commence à rire un peu, on sourit, on se détend, et on se félicite. Je prends quelques photos discrètes, puis nous rejoignons la voiture. Je veux aller à Mont Choisy, voir si « mon » arbre est toujours là.

Certains sur la route ramassent déjà du bois de filao qui, paraît-il, donne à la cuisson au four des tandoori plus savoureux encore. La route d’accès à la plage est jonchée de feuillages, de troncs d’arbres, de débris. Dans le virage du rond-point des Canonniers, un gros arbre s’est déraciné, l’une de ses branches est posée en fourche sur un gros câble électrique qui de fait, sous le poids, traîne presque au sol. Danger absolu. Je descends de voiture et prends quelques photos. Puis j’atteins la plage – à mon sens – la plus belle de l’île.

Dévastation.

De nombreux filaos sont à terre, tordus, pliés, courbés ou cassés net sous la volonté implacable de Dina. Le large chemin de sable qui longe la plage d’un bout à l’autre sur la largeur de deux voitures habituellement est recouvert de branches, de troncs, on ne le distingue plus. De grandes marres d’eau creusent des puits improvisés. Il monte des odeurs de terre, de feuilles. Étranges senteurs ici de sous-bois parisiens.

La plage a quasiment disparu : les vagues déferlent sur le sable et n’en laissent plus paraître. Au loin de grosses, d’énormes vagues se forment et submergent sans considération le récif de la barrière de corail. Le lagon n’existe plus, il n’est plus que mer. Il va falloir attendre quelques jours pour que la pression atmosphérique baisse un peu et pour que le lagon redevienne lui-même.

Je cherche mon arbre, frêle badamier aux feuilles vert tendre et au tronc traumatisé, celui qui me sert souvent de premier plan pour mes couchers de soleil ou mes prises de vue du lagon. Il est là, je l’aperçois au loin. Je le rejoins à pied, on ne peut y aller en voiture puisque trop de branches sont au sol. Je l’ai souvent photographié cet arbre en situation valorisante, cette fois je le veux « victime ».

En progressant seule, prudemment, au milieu des branches mortes et des troncs éventrés, je songe à ces journalistes de guerre qui se mettent en danger pour rapporter LA photo. Pour un peu, je me sentirais solidaire, même si je cours un danger bien moins important ce soir…

Mon arbre a tenu bon, un peu dépenaillé mais toujours vaillant, il lui manque quelques feuilles, celles qui restent ont été lacérées littéralement par les griffes du vent, son tronc est toujours torturé, mais il est là, les pieds presque dans l’eau alors qu’il surplombe d’habitude une bande de sable fin de cinq à six mètres avant la première écume. Une mère et son fils contemplent les flots encore agités. Je le photographie avec les eaux agitées en arrière-plan, ma façon à moi de rendre hommage à sa résistance de la nuit passée.

Il n’y a plus de bougainvillées, d’hibiscus, d’allamandas. Les branches des flamboyants sont décharnées, les acacias n’ont plus de grappes jaune citron. Toutes les fleurs s’en sont allées au gré du vent féroce. L’île Maurice n’est plus Technicolor, mais presque monochrome : le gris du ciel et de l’eau qui se confondent, sans horizon, et le marron terne des arbres mis à nu. Pas de contraste aujourd’hui, luminosité minimum… Photoshop ne pourrait rien y faire !

Nous poussons jusqu’au ponton de Hugues, devant le restaurant Pescatore.

De grosses vagues nous interdisent l’accès au ponton balayé par les flots. De grandes feuilles de palmes sont plaquées sur le flanc d’un massif bateau de pêche au gros, hissé hâtivement à terre pendant l’alerte 2, celui-là n’a pas eu le temps de rejoindre Port-Louis. La barque de Hugues est couchée sur le flanc, remplie d’eau saumâtre, quelques planches se sont déplacées sur le fond. Il va falloir la soigner un peu avant de la remettre à l’eau… Mais il pourra faire rentrer ses deux bateaux de plongée depuis Port-Louis demain matin, dès que le lagon aura repris sa fière allure.

Nous croisons deux plongeurs qui sont venus voir aussi, l’appareil photo à la main. Heureusement, eux sont en fin de séjour, nous avons plongé ensemble toute la semaine dernière. Mais c’était leur premier cyclone, et Jennifer est sidérée par le spectacle rageur du lagon si beau et si paisible d’habitude.

En rentrant à l’appartement, j’appelle Hugues pour prendre des nouvelles. Il dit m’avoir appelée plusieurs fois ce matin, sans réussir à me joindre (je dormais sans doute, ou s’est-il trompé de numéro ?). Il était un peu inquiet, et cela me fait chaud au cœur de comprendre que mes deux meilleurs amis sur Maurice, Jean-Michel et Hugues, ont pris de mes nouvelles à la première heure. Je ne suis pas seule ici.

Hugues a écouté la radio toute la matinée, il me confirme que les alertes cycloniques sont toutes levées. Le danger s’est éloigné.

Le cyclone Dina est bien passé au Nord de l’île, l’œil carrément sur Grand Baie (il me semblait bien aussi !). Les rafales de vent entre 2h et 4h du matin ont atteint les 240 km / heure !!!… Le cyclone était alors à son paroxysme, c’est bien comme cela que je l’ai ressenti !

Hugues dit que c’était un fort cyclone pour lui ; natif, il en a vécu plusieurs bien sûr, je lui fais confiance. Les Mauriciens diront d’ailleurs que c’était pire que pour Olanda, le dernier cyclone intense qui avait fait de gros dégâts et quelques morts sur Maurice. Il ajoute qu’un avocatier est tombé dans son jardin, et une vitre de son bureau a explosé. Beaucoup de ménage à faire dans cette pièce encombrée de documents en tous genres et d’énormément de photos et diapos bien sûr, mais rien de grave.

Le cyclone à 18h se dirigeait vers le Sud Ouest, à 18 km / heure. En retrouvant la mer il a repris de la vitesse. Il se trouvait déjà à 160 km / heure du Morne, pointe Sud-Ouest de Maurice. Il devrait atteindre le Nord de La Réunion tard ce soir. On dit ces îles «soeurs»…

Le cyclone tropical très intense, Dina de son petit nom de baptême, s’en est allé. Il est passé sur Maurice aux petites heures du jour en ce mardi 22 janvier 2002 et s’abattra sur La Réunion avant la fin de la journée.

Mardi 22 janvier 2002, 21h

Après avoir jeté un regard sur le coucher de soleil désolé de Grand Baie, quand les arbres morts brûlent sur la plage et que les bateaux sont encore échoués, je suis rentrée à l’appartement et j’ai passé trois heures à éponger les sols…

Île Maurice, sunset au soir du cyclone Dina © Marie-Ange Ostré

J’ai dîné ce soir à la bougie, par obligation. Au lit à 20h, rien de mieux à faire. Et j’écris sur mon carnet parce que je dois économiser la batterie de mon PC, il faudra tout retaper dans quelques jours…

Le vent souffle encore, nous devrions encore avoir des vents à 50 km / heure demain matin. Le ciel en fin d’après-midi était toujours couvert, une fine pluie persistante, c’est me dit-on « la queue du cyclone »…

La journée a été longue, très longue. Cette fois je peux dormir.

Demain sera un autre jour…

 

(extrait de mon journal, île Maurice, 22 janvier 2002)

 

Ce n’est pas le seul cyclone que je vivrai pendant mes trois années sur l’île Maurice et l’île de La Réunion, je verrai aussi passer :

  • le cyclone Hary sur l’île de La Réunion trois mois plus tard le 11 mars 2002 (mais avec des vents à « seulement » 170km / heure, moins impressionnant). J’ai raconté le cyclone Hary.
  • le cyclone Gerry sur l’île Maurice le 13 février 2003, avec des vents à 120km / heure. J’ai également raconté le cyclone Gerry.

Envie d’en apprendre davantage sur mes nombreux voyages sur l’île Maurice ? Voici quelques pistes à explorer :

Cet article a été publié une première fois en février 2007 sur mon blog de voyages Un Monde Ailleurs (2004-2014), blog qui n’est plus en ligne aujourd’hui. Les articles re-publiés sur ce site le sont s’ils présentent à mes yeux une valeur émotionnelle ou s’ils offrent un intérêt informatif pour mes lecteurs. Ils sont rassemblés sous le mot-clé « Un Monde Ailleurs ». J’ai ajouté davantage de photos à ces articles en les re-publiant mais malheureusement il a été impossible de réintégrer les commentaires liés à ces articles, seul le nombre de commentaires est resté indiqué.

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Comments 3

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