Nous étions en Guadeloupe depuis deux jours, sous un soleil jouant capricieusement avec les nuages qui s’ingéniaient à alterner les fameux « jour-nuit, jour-nuit,… » d’un film français au succès retentissant. Pas très confortable pour un photographe et un cameraman, mais nos plongeurs avaient réussi la veille à filmer des images émouvantes d’un cachalot femelle avec son bébé. Un bébé d’une tonne (se préparant à sonder, ci-dessous).
Ce matin nous avons besoin d’images supplémentaires, les fameux « plans raccord » qui permettent véritablement de monter une séquence, mais les cachalots se font discrets. Nous filons à faible allure le long de la côte de Basse-Terre sur le catamaran du centre de plongée Les Heures Saines, catamaran piloté de main de maître par une femme expérimentée, Anne-Sophie Belloncle, scrutant la surface inlassablement pour localiser les cétacés.
Des dauphins nous accompagnent sur quelques miles, filant devant l’étrave du bateau, faisant le bonheur de Madjid Chir, notre cameraman. Nous nous arrêtons à intervalles réguliers pour utiliser un hydrophone qui permet à Renato Rinaldi, notre spécialiste des cachalots, de les entendre sans mettre la tête sous l’eau et donc de les localiser. Par deux fois il les repère un peu plus à droite, puis à gauche. Anne-Sophie suit les directives sans broncher, calme et discrète.
Nos plongeurs sont prêts à se mettre à l’eau : René Heuzey, notre cameraman sous-marin, peaufine les réglages de sa caméra et l’Homme consulte ses notes en combinaison néoprène, prêt à se glisser dans l’eau. Jérémy Simonnot, l’assistant de René, prépare le petit propulseur sous-marin qui permettra d’approcher les cétacés en douceur mais sans trop d’efforts : René se remet à peine d’une vilaine morsure de murène qui lui a tranché le tendon d’Achille aux trois-quarts et ne peut se permettre de palmer à contre-courant s’il le fallait.
Une heure s’écoule dans une attente infructueuse, et Philippe Tourancheau (notre réalisateur pour cet épisode) décide d’utiliser la barque à moteur qui nous suit pour faire des images extérieures du catamaran. Il entraîne Madjid avec lui et tous deux grimpent à bord de la barque avec caméra et matériel son puis s’éloignent avec un jeune skipper. Nous avons l’habitude de ces plans indispensables à un film et chacun sait ce qu’il a à faire : il s’agit de montrer l’Homme en situation, donc René et Jérémy s’allongent sur les bancs pour ne pas être visibles et je rentre à l’intérieur du catamaran pour échapper à l’oeil de la caméra qui, sinon, attraperait ma silhouette au vol et distraierait l’attention du téléspectateur plus tard. J’en profite pour bavarder un peu avec Anne-Sophie qui me demande : « qu’est-ce qu’ils font là ?« . Je lui explique que Philippe souhaite faire des cercles autour du catamaran pour avoir des extérieurs de Francis avec notre cétologue sur le catamaran. Elle fronce un peu les sourcils et murmure « il y a du vent, il faut se méfier » et réduit ses moteurs. Le catamaran obéit en ralentissant avec souplesse, puis elle continue à répondre à mes questions gentiment.
Nous nous sommes rencontrées pour la première fois il y a un an, alors que nous étions sur ce même catamaran. Cette femme sereine m’avait intriguée mais nous plongions et nous n’avions guère eu le temps de bavarder. Neuf mois plus tard je devais rencontrer une autre Anne-Sophie, à Bali cette fois, avec le même tempérament. Etrange comme les prénoms peuvent avoir une influence sur la personnalité, mais ça, j’en suis déjà convaincue depuis longtemps.
Notre skipper ce matin me confie avoir vingt ans d’expérience en matière de conduite de bateaux ; son regard s’allume lorsqu’elle parle du moteur « spécial Caraïbes » et je souris devant son enthousiasme puisque moi-même je n’y connais rien ! Ses mains caressent la roue de navigation (que d’autres appellent la barre, mais pourquoi dire « la barre » alors qu’il s’agit de la belle roue des navires d’antan ?…), son regard vole de la barque à moteur qui navigue à proximité du flotteur gauche à mon carnets de notes. Elle trouve étrange que je veuille l’interviewer, Anne-Sophie n’est pas de ces femmes qui cherchent la lumière, la lumière elle l’a en elle, dans son éclat de rire communicatif, dans son sourire chaleureux, dans la crinière folle qui lui sert de chevelure et qu’elle ramène au sommet de son crâne, version Brigitte Bardot des temps modernes.
Elle fronce les sourcils de nouveau « ils sont trop prêts« , et elle abaisse un levier qui réduit encore la puissance des moteurs, « je vais me mettre au minimum, tu crois que ça leur suffira ?« . Philippe a besoin de filmer le bateau en navigation, mais je ne sais lui répondre. Et d’ailleurs, en moins de temps qu’il n’en faut pour comprendre, la barque à moteur qui passait sur notre gauche heurte la pointe du flotteur et le regard du jeune skipper s’élargit sous la surprise : alors que le catamaran poursuit sa course en douceur, poussé par le vent dans la voile, la barque s’engage entre les deux flotteurs, face au catamaran !
Sans un mot la main d’Anne-Sophie se jette sur la commande des moteurs et les réduits au silence. Mais ça ne suffit pas : nous voyons avec stupeur la barque s’engager sous le catamaran, sous la cabine de pilotage, avec les trois hommes à bord !
Nous sommes pétrifiées, et les trois plongeurs à l’arrière se redressent comme un seul homme alors que nous entendons de sinistres raclements sous la coque du catamaran. Des sons qui durent, qui craquent, qui se multiplient… Puis nous nous précipitons tous les cinq à l’arrière du catamaran d’où quelques objets flottants commencent à apparaître et en nous penchant sur la rambarde nous voyons émerger, une par une, la tête de nos trois infortunés naufragés : ils ont le regard halluciné de ceux qui n’ont pas eu le temps de comprendre mais qui savent qu’ils s’en sont sortis !
Tous les quatre nous crions « ça va ? » dans le désordre émotionnel qui suit ce genre d’incident. Anne-Sophie se précipite sur les bouées fixées sur les côtés du catamaran et en jette une à la mer, puis l’autre. Philippe attrape la première puis crie sans se retourner « ça va Madjid ?« . Notre cameraman est accoudé à la barque retournée, avec une expression un peu hagarde sur le visage, sa casquette toujours vissée sur le crâne ; il répond « oui, oui » vaguement puis lève le bras pour sortir de l’eau la caméra qu’il tient toujours, réflexe professionnel du cameraman aguerri. Le cétologue, père du jeune skipper, veut sauter à l’eau pour les aider mais les hommes s’éloignent doucement : poussé par le vent, le catamaran s’éloigne rapidement. Quand Jérémy enlève son tee-shirt avant de plonger, Anne-Sophie intervient d’un ton ferme tout en se dirigeant vers sa cabine de pilotage : « personne à l’eau, je fais marche arrière !« . Les deux hommes hésitent un instant puis s’en remettent à l’autorité naturelle de cette femme qui, d’un geste calme mais sûr, leur intime de ne pas bouger ; elle sait ce qu’elle fait. « Dites-leur que je vais m’approcher, qu’ils ne s’affolent pas« .
D’un regard circulaire, elle embrasse la situation puis relance les moteurs. A vitesse réduite, et en marche arrière, elle amène le catamaran en douceur (et contre le vent) au plus près de nos naufragés qui se remettent lentement de leurs émotions. Philippe a posé la caméra sur l’une des bouées, avec l’instinct de l’habitude, vain cette fois, pour la protéger, et le casque autour du cou, il dépose sur l’autre bouée la sacoche de la mixette son qu’il portait en bandoulière. Ils ramènent le matériel, mais nous savons tous déjà qu’il est désormais inopérationnel : rien de pire qu’un bain dans de l’eau salée pour fusiller tous les petits circuits électroniques qui prolifèrent dans ce matériel haut de gamme.
Quand dix mètres nous séparent à peine de nos infortunés compagnons, Jérémy esquisse le geste de sauter à l’eau pour leur prêter assistance. Mais Anne-Sophie l’arrête de nouveau d’un ordre sec : « j’ai dit personne à l’eau !« , puis elle module « je n’ai pas coupé les moteurs, tu vas être hâché menu, laisse-moi m’approcher encore sinon nous allons dériver trop vite« . En quelques secondes elle apporte le catamaran à portée de la barque retournée dont la coque luit sous le soleil. Elle coupe les moteurs, lance « c’est bon ! » et se précipite à l’arrière pour lancer cette fois deux cordes qui vont permettre à Philippe et au skipper de se maintenir à hauteur du catamaran sans dériver trop rapidement.
Renato et Jérémy sautent cette fois à l’eau pour aider nos amis à rassembler les objets épars et les ramener au catamaran pendant qu’Anne-Sophie aide nos hommes à sortir le matériel hors de l’eau. René étale les éléments les uns après les autres sur un coffre à l’arrière et me confirme à mi-voix : « c’est fichu, faut faire venir du matériel vite fait« . Sur une confirmation de l’Homme, j’appelle Nicolas Méliand, notre directeur de production resté à terre ce matin pour gérer le transfert du lendemain vers l’île de La Dominique :
– Nicolas ? Tu es assis ?
– Oui, mais tu me fais peur là…
– Tout le monde va bien, mais il faut que tu appelles Paris d’urgence : il nous faut une caméra bêta et tout le matos son le plus vite possible.
Nous sommes un samedi matin, avec six heures de décalage horaire en moins par rapport à Paris, et personne dans les bureaux de production. Mais il réussira à joindre Aline, notre assistante de production, et elle parviendra dans la journée à trouver une place sur le premier vol du lendemain puis à louer tout le matériel pour nous l’apporter au plus vite. Deux jours plus tard.
Madjid et Philippe sont restés sous le coup de l’émotion pendant une bonne heure, réalisant rétrospectivement qu’ils venaient d’échapper au pire : en passant sous le catamaran, ils auraient pu être assommés et se noyer. Et sans le réflexe immédiat et le sang-froid d’Anne-Sophie, ils auraient pu être déchiquetés par les hélices des deux moteurs arrières. Nous n’avons eu que des pertes matérielles à déplorer, et un retard sur notre planning de tournage, mais nous avons eu de la chance, car ils avaient ce jour-là une bonne étoile au-dessus de leur tête…
Il a fallu une heure d’efforts à plusieurs pour réussir à remettre la barque dans le bon sens et à vider l’eau pour la ramener au port d’attache. Un déjeuner créole avec daurade coryphène et purée de patates douces, puis nous avons réembarqué pour tourner sous l’eau les images de cachalots qui nous manquaient. Sur le chemin du retour Renato nous a montré une baleine à bec de Cuvier dont la vue l’excitait : on possède très peu d’images de cette baleine, très peu de photos (sauf la mienne !) et je l’exposerai dans ma prochaine galerie sur la Guadeloupe. Nos plongeurs n’ont pas eu le temps de se mettre à l’eau qu’elle disparaissait déjà, entraînant son petit avec elle.
Quant à moi, j’ai fait ce jour-là des photos aux couleurs changeantes, grâce ou à cause des lumières alternantes : soleil rasant la mer des Caraïbes ou filtré par les nuages bas, les cétacés jouaient avec les éclats de l’astre solaire comme des enfants s’ébattant dans un parc. Quant aux photos de ce naufrage, je n’ai pas eu le réflexe du journaliste instinctif, trop inquiète par le sort de nos collègues : je n’ai réalisé que j’avais sous les yeux un sujet de reportage que lorsque j’ai été rassurée sur leur sort, et surtout quand l’Homme s’est tourné vers moi en disant « tu as les photos ?« . Oui, les voici.
Blogueuse voyage depuis 2004, auteure, photographe, éditrice du magazine Repérages Voyages (en ligne, gratuit). Française, j’ai exploré 82 pays au fil des ans et vécu en différents endroits de notre belle planète (La Réunion, île Maurice, Suisse, Indonésie, Espagne). Très attachée au ton « journal de bord » plutôt qu’à une liste d’infos pratiques. Mon objectif ? Partager mes expériences de voyages avec ceux qui n’ont pas la possibilité de partir aussi souvent.
Nous étions en Guadeloupe depuis deux jours, sous un soleil jouant capricieusement avec les nuages qui s’ingéniaient à alterner les fameux « jour-nuit, jour-nuit,… » d’un film français au succès retentissant. Pas très confortable pour un photographe et un cameraman, mais nos plongeurs avaient réussi la veille à filmer des images émouvantes d’un cachalot femelle avec son bébé. Un bébé d’une tonne (se préparant à sonder, ci-dessous).
Ce matin nous avons besoin d’images supplémentaires, les fameux « plans raccord » qui permettent véritablement de monter une séquence, mais les cachalots se font discrets. Nous filons à faible allure le long de la côte de Basse-Terre sur le catamaran du centre de plongée Les Heures Saines, catamaran piloté de main de maître par une femme expérimentée, Anne-Sophie Belloncle, scrutant la surface inlassablement pour localiser les cétacés.
Des dauphins nous accompagnent sur quelques miles, filant devant l’étrave du bateau, faisant le bonheur de Madjid Chir, notre cameraman. Nous nous arrêtons à intervalles réguliers pour utiliser un hydrophone qui permet à Renato Rinaldi, notre spécialiste des cachalots, de les entendre sans mettre la tête sous l’eau et donc de les localiser. Par deux fois il les repère un peu plus à droite, puis à gauche. Anne-Sophie suit les directives sans broncher, calme et discrète.
Nos plongeurs sont prêts à se mettre à l’eau : René Heuzey, notre cameraman sous-marin, peaufine les réglages de sa caméra et l’Homme consulte ses notes en combinaison néoprène, prêt à se glisser dans l’eau. Jérémy Simonnot, l’assistant de René, prépare le petit propulseur sous-marin qui permettra d’approcher les cétacés en douceur mais sans trop d’efforts : René se remet à peine d’une vilaine morsure de murène qui lui a tranché le tendon d’Achille aux trois-quarts et ne peut se permettre de palmer à contre-courant s’il le fallait.
Une heure s’écoule dans une attente infructueuse, et Philippe Tourancheau (notre réalisateur pour cet épisode) décide d’utiliser la barque à moteur qui nous suit pour faire des images extérieures du catamaran. Il entraîne Madjid avec lui et tous deux grimpent à bord de la barque avec caméra et matériel son puis s’éloignent avec un jeune skipper. Nous avons l’habitude de ces plans indispensables à un film et chacun sait ce qu’il a à faire : il s’agit de montrer l’Homme en situation, donc René et Jérémy s’allongent sur les bancs pour ne pas être visibles et je rentre à l’intérieur du catamaran pour échapper à l’oeil de la caméra qui, sinon, attraperait ma silhouette au vol et distraierait l’attention du téléspectateur plus tard. J’en profite pour bavarder un peu avec Anne-Sophie qui me demande : « qu’est-ce qu’ils font là ?« . Je lui explique que Philippe souhaite faire des cercles autour du catamaran pour avoir des extérieurs de Francis avec notre cétologue sur le catamaran. Elle fronce un peu les sourcils et murmure « il y a du vent, il faut se méfier » et réduit ses moteurs. Le catamaran obéit en ralentissant avec souplesse, puis elle continue à répondre à mes questions gentiment.
Nous nous sommes rencontrées pour la première fois il y a un an, alors que nous étions sur ce même catamaran. Cette femme sereine m’avait intriguée mais nous plongions et nous n’avions guère eu le temps de bavarder. Neuf mois plus tard je devais rencontrer une autre Anne-Sophie, à Bali cette fois, avec le même tempérament. Etrange comme les prénoms peuvent avoir une influence sur la personnalité, mais ça, j’en suis déjà convaincue depuis longtemps.
Notre skipper ce matin me confie avoir vingt ans d’expérience en matière de conduite de bateaux ; son regard s’allume lorsqu’elle parle du moteur « spécial Caraïbes » et je souris devant son enthousiasme puisque moi-même je n’y connais rien ! Ses mains caressent la roue de navigation (que d’autres appellent la barre, mais pourquoi dire « la barre » alors qu’il s’agit de la belle roue des navires d’antan ?…), son regard vole de la barque à moteur qui navigue à proximité du flotteur gauche à mon carnets de notes. Elle trouve étrange que je veuille l’interviewer, Anne-Sophie n’est pas de ces femmes qui cherchent la lumière, la lumière elle l’a en elle, dans son éclat de rire communicatif, dans son sourire chaleureux, dans la crinière folle qui lui sert de chevelure et qu’elle ramène au sommet de son crâne, version Brigitte Bardot des temps modernes.
Elle fronce les sourcils de nouveau « ils sont trop prêts« , et elle abaisse un levier qui réduit encore la puissance des moteurs, « je vais me mettre au minimum, tu crois que ça leur suffira ?« . Philippe a besoin de filmer le bateau en navigation, mais je ne sais lui répondre. Et d’ailleurs, en moins de temps qu’il n’en faut pour comprendre, la barque à moteur qui passait sur notre gauche heurte la pointe du flotteur et le regard du jeune skipper s’élargit sous la surprise : alors que le catamaran poursuit sa course en douceur, poussé par le vent dans la voile, la barque s’engage entre les deux flotteurs, face au catamaran !
Sans un mot la main d’Anne-Sophie se jette sur la commande des moteurs et les réduits au silence. Mais ça ne suffit pas : nous voyons avec stupeur la barque s’engager sous le catamaran, sous la cabine de pilotage, avec les trois hommes à bord !
Nous sommes pétrifiées, et les trois plongeurs à l’arrière se redressent comme un seul homme alors que nous entendons de sinistres raclements sous la coque du catamaran. Des sons qui durent, qui craquent, qui se multiplient… Puis nous nous précipitons tous les cinq à l’arrière du catamaran d’où quelques objets flottants commencent à apparaître et en nous penchant sur la rambarde nous voyons émerger, une par une, la tête de nos trois infortunés naufragés : ils ont le regard halluciné de ceux qui n’ont pas eu le temps de comprendre mais qui savent qu’ils s’en sont sortis !
Tous les quatre nous crions « ça va ? » dans le désordre émotionnel qui suit ce genre d’incident. Anne-Sophie se précipite sur les bouées fixées sur les côtés du catamaran et en jette une à la mer, puis l’autre. Philippe attrape la première puis crie sans se retourner « ça va Madjid ?« . Notre cameraman est accoudé à la barque retournée, avec une expression un peu hagarde sur le visage, sa casquette toujours vissée sur le crâne ; il répond « oui, oui » vaguement puis lève le bras pour sortir de l’eau la caméra qu’il tient toujours, réflexe professionnel du cameraman aguerri. Le cétologue, père du jeune skipper, veut sauter à l’eau pour les aider mais les hommes s’éloignent doucement : poussé par le vent, le catamaran s’éloigne rapidement. Quand Jérémy enlève son tee-shirt avant de plonger, Anne-Sophie intervient d’un ton ferme tout en se dirigeant vers sa cabine de pilotage : « personne à l’eau, je fais marche arrière !« . Les deux hommes hésitent un instant puis s’en remettent à l’autorité naturelle de cette femme qui, d’un geste calme mais sûr, leur intime de ne pas bouger ; elle sait ce qu’elle fait. « Dites-leur que je vais m’approcher, qu’ils ne s’affolent pas« .
D’un regard circulaire, elle embrasse la situation puis relance les moteurs. A vitesse réduite, et en marche arrière, elle amène le catamaran en douceur (et contre le vent) au plus près de nos naufragés qui se remettent lentement de leurs émotions. Philippe a posé la caméra sur l’une des bouées, avec l’instinct de l’habitude, vain cette fois, pour la protéger, et le casque autour du cou, il dépose sur l’autre bouée la sacoche de la mixette son qu’il portait en bandoulière. Ils ramènent le matériel, mais nous savons tous déjà qu’il est désormais inopérationnel : rien de pire qu’un bain dans de l’eau salée pour fusiller tous les petits circuits électroniques qui prolifèrent dans ce matériel haut de gamme.
Quand dix mètres nous séparent à peine de nos infortunés compagnons, Jérémy esquisse le geste de sauter à l’eau pour leur prêter assistance. Mais Anne-Sophie l’arrête de nouveau d’un ordre sec : « j’ai dit personne à l’eau !« , puis elle module « je n’ai pas coupé les moteurs, tu vas être hâché menu, laisse-moi m’approcher encore sinon nous allons dériver trop vite« . En quelques secondes elle apporte le catamaran à portée de la barque retournée dont la coque luit sous le soleil. Elle coupe les moteurs, lance « c’est bon ! » et se précipite à l’arrière pour lancer cette fois deux cordes qui vont permettre à Philippe et au skipper de se maintenir à hauteur du catamaran sans dériver trop rapidement.
Renato et Jérémy sautent cette fois à l’eau pour aider nos amis à rassembler les objets épars et les ramener au catamaran pendant qu’Anne-Sophie aide nos hommes à sortir le matériel hors de l’eau. René étale les éléments les uns après les autres sur un coffre à l’arrière et me confirme à mi-voix : « c’est fichu, faut faire venir du matériel vite fait« . Sur une confirmation de l’Homme, j’appelle Nicolas Méliand, notre directeur de production resté à terre ce matin pour gérer le transfert du lendemain vers l’île de La Dominique :
– Nicolas ? Tu es assis ?
– Oui, mais tu me fais peur là…
– Tout le monde va bien, mais il faut que tu appelles Paris d’urgence : il nous faut une caméra bêta et tout le matos son le plus vite possible.
Nous sommes un samedi matin, avec six heures de décalage horaire en moins par rapport à Paris, et personne dans les bureaux de production. Mais il réussira à joindre Aline, notre assistante de production, et elle parviendra dans la journée à trouver une place sur le premier vol du lendemain puis à louer tout le matériel pour nous l’apporter au plus vite. Deux jours plus tard.
Madjid et Philippe sont restés sous le coup de l’émotion pendant une bonne heure, réalisant rétrospectivement qu’ils venaient d’échapper au pire : en passant sous le catamaran, ils auraient pu être assommés et se noyer. Et sans le réflexe immédiat et le sang-froid d’Anne-Sophie, ils auraient pu être déchiquetés par les hélices des deux moteurs arrières. Nous n’avons eu que des pertes matérielles à déplorer, et un retard sur notre planning de tournage, mais nous avons eu de la chance, car ils avaient ce jour-là une bonne étoile au-dessus de leur tête…
Il a fallu une heure d’efforts à plusieurs pour réussir à remettre la barque dans le bon sens et à vider l’eau pour la ramener au port d’attache. Un déjeuner créole avec daurade coryphène et purée de patates douces, puis nous avons réembarqué pour tourner sous l’eau les images de cachalots qui nous manquaient. Sur le chemin du retour Renato nous a montré une baleine à bec de Cuvier dont la vue l’excitait : on possède très peu d’images de cette baleine, très peu de photos (sauf la mienne !) et je l’exposerai dans ma prochaine galerie sur la Guadeloupe. Nos plongeurs n’ont pas eu le temps de se mettre à l’eau qu’elle disparaissait déjà, entraînant son petit avec elle.
Quant à moi, j’ai fait ce jour-là des photos aux couleurs changeantes, grâce ou à cause des lumières alternantes : soleil rasant la mer des Caraïbes ou filtré par les nuages bas, les cétacés jouaient avec les éclats de l’astre solaire comme des enfants s’ébattant dans un parc. Quant aux photos de ce naufrage, je n’ai pas eu le réflexe du journaliste instinctif, trop inquiète par le sort de nos collègues : je n’ai réalisé que j’avais sous les yeux un sujet de reportage que lorsque j’ai été rassurée sur leur sort, et surtout quand l’Homme s’est tourné vers moi en disant « tu as les photos ?« . Oui, les voici.
Blogueuse voyage depuis 2004, auteure, photographe, éditrice du magazine Repérages Voyages (en ligne, gratuit). Française, j’ai exploré 82 pays au fil des ans et vécu en différents endroits de notre belle planète (La Réunion, île Maurice, Suisse, Indonésie, Espagne). Très attachée au ton « journal de bord » plutôt qu’à une liste d’infos pratiques. Mon objectif ? Partager mes expériences de voyages avec ceux qui n’ont pas la possibilité de partir aussi souvent.
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