Tonga, coucher de soleil sur l'île de Foa aux Ha'Apai

Il est très rare qu’une équipe de télévision soit autorisée à filmer la cérémonie du kava dans le Pacifique. Aux Tonga ce soir-là la femme que je suis y a même été tolérée…

Je vais vous conter ce matin une expérience originale que j’ai vécu récemment dans le Pacifique. L’Homme et Patrick Luzeux, notre réalisateur, s’étaient rencontrés pour la première fois en Nouvelle-Calédonie, lors du tournage de deux épisodes de la série Carnets de Plongée, en mai 2005, tournage auquel je n’ai pas participé. Ils n’avaient pas imaginé alors qu’un jour ils seraient de nouveau conviés à la cérémonie du kava, non loin de là, pendant un autre tournage.

Quand je dis non loin de là, comptez… cinq heures d’avion tout de même entre la Nouvelle-Calédonie et le royaume des Tonga plus à l’Est dans le Pacifique.

En cette soirée de juin cette année nous sommes donc depuis deux jours sur l’île de Foa dans le sous-archipel des Ha’Apai aux Tonga. Nous avons sympathisé rapidement avec un groupe d’hommes qui nous propose un soir de participer à l’une de leurs soirées traditionnelles. Trop heureux, le réalisateur de notre film accepte avec empressement et file chercher l’équipe de tournage. Toute l’équipe. Moi y compris…

Or…

Traditionnellement la cérémonie du kava est réservée aux hommes. Enfin, cela dépend des îles : aux Fidji, à quelques encablures, les femmes ne boivent pas de kava. Par contre aux Tonga les femmes le consomment mais de leur côté, les hommes se réunissent entre eux. Lorsque j’arrive, avec mes cheveux blonds et ma curiosité discrète, ils me dévisagent gentiment. Puis ils expliquent au réalisateur que « la femme peut rester mais à condition qu’elle nous serve. »

Digne représentative occidentale des droits de la femme j’ai ressenti une fraction de seconde d’hésitation. Et puis je me suis demandé si ces gentils messieurs n’abusaient pas un peu de la situation à mes dépens (mais sans méchanceté ni mépris). Pourtant comprenant que j’avais l’occasion de vivre là un privilège d’exception en assistant à une soirée traditionnellement réservée aux hommes, j’ai ravalé ma fierté et me suis soumise (pour quelques heures). J’ai donc offert un gentil sourire, j’ai pris maladroitement et et rapidement trois photos de l’assemblée – c’est normalement interdit – puis je me suis installée à l’endroit désigné, devant une énorme bassine pleine d’un jus couleur café au lait, face à une assemblée de messieurs attendant avec impatience les premières coupelles…

Le kava (ou kawa dans certaines îles) est consommé dans tout le Pacifique, depuis Hawaï jusqu’au Vanuatu, en passant par la Nouvelle-Calédonie et les Samoa.

Plante originaire du Pacifique, apparentée au poivre (Piper methysticum), le kava offre des vertus thérapeutiques grâce à son rhizome (grosse racine qui peut atteindre les 10 kg).

Celui-ci est mis à sécher, puis broyé finement, et enfin dilué dans de l’eau pour en faire une infusion très prisée pour ses qualités apaisantes. Utilisée en pharmacopée traditionnelle, on prétend que cette boisson est anesthésiante tout en étant énergisante. Elle a aussi la réputation d’être un antidépresseur et d’avoir quelque pouvoir euphorisant. Ne filez pas tout de suite en Nouvelle-Calédonie (seul endroit français où elle est autorisée à la vente), car on rapporte également qu’elle aurait des effets hypnotiques lorsqu’elle est consommée à haute dose…

Au sein de notre petite assemblée ce parfum d’interdit (presque tabou de par sa consommation discrète entre hommes) revêt un caractère hautement stimulant. Les membres de l’équipe de tournage s’installent donc parmi nos hôtes accueillants, sous une paillote située sur la plage. Les derniers rayons du coucher de soleil se sont noyés dans le Pacifique depuis plus d’une heure et la pénombre gomme les traits de chaque participant. Une lampe à huile brûle à l’écart, ses reflets ricochant timidement sur les visages caramel.

Pendant quelques minutes deux jeunes hommes préposés à la préparation de cette boisson s’affairent au milieu des quolibets de leurs compagnons. Un homme d’une soixantaine d’années jette quelques ordres de temps en temps et les jeunes s’exécutent sans broncher. Le premier verse la potion diluée dans un bas nylon maintenu ouvert au-dessus de la bassine en fausse noix de coco qui trône devant moi. Filtré, le kava peut enfin circuler.

On me tend une louche en bois et on me montre les coupelles posées devant moi : des demi noix de coco évidées, séchées, polies, réservées à cet usage. Je tend la main pour en prendre une mais le jeune homme qui s’est assis à ma gauche et perpendiculairement à moi me stoppe d’un geste et ramasse la première coupelle pour la tendre devant ma louche, sans prononcer un mot.

D’accord… je ne dois pas toucher…

Je m’efforce de ne pas conclure illico que la femme que je suis ne doit pas rendre impur le contenant que l’un d’entre eux s’apprête à porter à ses lèvres. Même si je ne dois pas être très loin de la vérité…

Je verse la boisson café au lait et le jeune homme en vide la moitié dans la bassine, sans me regarder, avant de faire passer l’écuelle à ses amis. Celle-ci passe de main en main, dans un murmure, jusqu’à l’animateur de notre programme auquel on fait comprendre qu’en tant qu’invité il doit s’exécuter le premier. Dont acte.

On me tend une autre coupelle, puis une troisième. Je m’exécute mais le jeune homme m’arrête une nouvelle fois : apparemment je n’ai pas le geste qui convient et il s’attache à le mimer, sans me toucher et sans parler. Je saisis rapidement la façon de faire et m’applique à reproduire le jeté de poignet pour remplir à demi chaque écuelle de noix de coco.

Le kava circule à bonne allure. C’est simple : je ne chôme pas un seul instant !

Plante originaire du Pacifique apparentée au poivre le kava offre des vertus thérapeutiques…

Le réalisateur qui a eu l’autorisation exceptionnelle de filmer est le seul à ne pas tremper les lèvres dans le breuvage mais chaque membre de notre équipe s’exécute sans rechigner, à plusieurs reprises.

Au bout de quelques minutes, un homme commence à fredonner à voix basse. Les autres écoutent d’abord puis fredonnent à leur tour. Petit à petit, toute l’assemblée chantonne à mi-voix pour accompagner le solo de l’un des leurs.

Je continue à verser le liquide laiteux dans les coupelles et celles-ci font le tour des hommes à la vitesse de la lumière : certains lampent d’un coup le contenu, d’autres le sirotent lentement. Petit à petit, l’habitude prenant le pas, toutes les écuelles sont lancées devant moi, ou plus exactement juste à côté de la bassine. Invariablement, l’un des deux jeunes assis à côté de moi me tend chaque récipient et je remplis, je remplis, je remplis…

Nous sommes une petite vingtaine, les sept membres de l’équipe inclus. Lorsque la bassine se vide, un troisième se lève et le cérémonial du filtrage avec le bas nylon reprend pour filtrer une nouvelle décoction. En trois heures de temps je vais compter cinq remplissages !

Au bout d’un moment, celui qui se tient à ma gauche (mon instructeur muet) se lance dans un chant plus prononcé, et sur des tons plus aigus. Les autres se taisent et écoutent une minute avant que l’un d’entre eux à la voix bien plus grave ne saisisse une phrase au vol pour entamer un canon (un chant à deux voix). Doucement, la mélopée se déploie dans la nuit et ce sont tous les hommes qui reprennent en chœur, moment magique dans la nuit de velours des Tonga.

Les coupelles se vidant sans discontinuer, je note un premier dérapage dans l’ordonnancement bien rôdé de cette assemblée de mâles : un adolescent d’une quinzaine d’années commence à rire bêtement et les plus âgés sourient avec bienveillance. L’atmosphère se détend, quelques plaisanteries fusent, quand l’un d’entre eux prend soudain une claque énorme derrière la tête qui fait sursauter tout le monde ! Les Tongiens éclatent de rire. Nous, nous sommes d’abord stupéfaits puis nous rions entre nous de les voir rire entre eux…

Ai-je précisé que le kava est sans doute diurétique ?… Chacun leur tour les hommes se lèvent pour aller se soulager sur la plage de l’excédent de boisson ingurgité à une allure folle. Et je continue à servir…

Au bout de deux bonnes heures, tandis que Patrick a posé sa caméra depuis bien longtemps pour vivre avec nous de l’intérieur cette soirée d’un autre genre, l’animateur me fait signe de le rejoindre. Il a sans doute remarqué les regards enamourés que me jette le chanteur instructeur et il fait valoir discrètement son titre de « propriété ». Je ne m’en plaindrai pas…

Mais pour ne choquer personne je reste dans l’ombre, assise légèrement en retrait de cette assemblée. Pourtant, c’est le plus âgé, assis à ma gauche qui va me faire un signe quand une coupelle passe devant moi : je dois boire le kava.

Je suis curieuse et je ne veux pas vexer mes hôtes : je trempe mes lèvres et je bois ma première lampée de kava. Ce qui me surprend tout d’abord c’est que c’est froid. Ça, je le savais puisque je viens d’en servir jusqu’à me fouler le poignet, mais j’étais restée sur une idée de tisane et j’ai l’impression de boire un thé froid. Ce n’est pas aussi amer que le thé (j’en consomme des litres), ce n’est pas sucré, mais le goût est légèrement piquant et un soupçon de réglisse ou d’anis subsiste. Comment décrire ce qui est inconnu ?…

On m’en passera trois coupelles, que je viderai dûment, pour respecter l’honneur qui m’est fait de m’avoir acceptée parmi eux. Pour être honnête, et puisque je guettais, je n’ai ressenti aucun état euphorique ni aucune sensation particulière. Étais-je plus détendue ?… Je ne peux pas dire qu’en soirée, après la journée de tournage, je sois particulièrement stressée (sauf lorsque nous naviguons sur une mer agitée de nuit !). Donc je n’ai rien noté de particulier ce soir-là si ce n’est cette ambiance unique.

Par contre, le lendemain matin le propriétaire de l’hôtel qui vit là depuis plus de vingt ans nous expliquera qu’en général cette cérémonie se tient le samedi soir parce qu’il y aurait trop d’absentéisme le lendemain matin…

Sans doute n’en ai-je pas bu assez pour connaître l’ivresse singulière du kava… Je le regretterais presque.

 

PS : je tiens à signaler que vous verrez très rarement des photos de cette cérémonie puisque, par définition, elle est réservée aux hommes et les photographes ne sont normalement pas conviés… J’ai aussi enregistré quelques chansons traditionnelles ce soir-là, avec mon dictaphone numérique. Je viens d’en retrouver une dans mes archives et je vais tenter de la mettre en ligne avant la fin de la journée. Dès que j’aurai trouvé le moyen de transformer un fichier son .wav en .wmv (par exemple !). Je suis certaine que vous vous laisserez prendre par la magie de ce chant !

Envie d’en apprendre davantage sur mon voyage dans les îles Tonga ? Voici quelques pistes à explorer :

Cet article a été publié une première fois en novembre 2007 sur mon blog de voyages Un Monde Ailleurs (2004-2014), blog qui n’est plus en ligne aujourd’hui. Les articles re-publiés sur ce site le sont s’ils présentent à mes yeux une valeur émotionnelle ou s’ils offrent un intérêt informatif pour mes lecteurs. Ils sont rassemblés sous le mot-clé « Un Monde Ailleurs ». J’ai ajouté davantage de photos à ces articles en les re-publiant mais malheureusement il a été impossible de réintégrer les commentaires liés à ces articles, seul le nombre de commentaires est resté indiqué.

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