Parmi les plus beaux moments de ma vie de voyageuse, ces quelques heures passées avec les femmes de la tribu des San dans le désert du Kalahari.
Nous sommes arrivés hier soir du Botswana dans cet endroit du monde où rien n’arrête le regard avant la ligne d’horizon, si loin devant que pour la première fois je saisis ce que signifie vraiment le mot « horizon ». Namibie, désert du Kalahari, des lieux presque mythiques. Restait à rencontrer la tribu des San, ces nomades qui ont fait le succès du film Les Dieux sont Tombés sur la Tête…
Cela fait déjà trois jours que nous sommes avec eux, dormant sous nos tentes à l’écart de l’enceinte fragile de leur village temporaire installé là le temps que le village puisse se nourrir décemment.
Pierre Stine et son compère Olivier Ronval (notre réalisateur et son ingénieur du son) sont partis à l’aube pour accompagner les chasseurs dans leur traque. L’Homme dort pour récupérer un peu de la veille, mais la chaleur étouffante sous la tente m’a expulsée de bon matin, et je pars seule à pied en direction du village à une centaine de mètres. Le ventre creux.
Sur la piste de sable, je trébuche parfois dans les ronces sèches qui embaument l’air ambiant. Le ciel est d’un bleu porcelaine et la tempête exceptionnelle qui nous a accueillis hier soir s’est éloignée pour laisser en place quelques nuages hydrophiles.
Lorsque j’approche du village ceint d’une fragile clôture de piquets de bois et de fil de fer destinée à limiter l’intrusion des animaux sauvages, quelques femmes m’observent quelques instants, puis elles agitent la main en signe de bienvenue.
Échange de sourires, je fais quelques signes pour demander l’autorisation de passer la clôture et elles m’invitent à entrer, sans bien comprendre, sans doute, ce que je fais là. Pourtant notre interprète s’approche déjà, il attendait ma venue, je l’avais prévenu hier.
Samora est un jeune homme de 23 ans (portrait ci-dessus) qui a suivi une scolarité suffisante pour être l’instituteur du village voisin, à Tsumkwe, à 30 minutes de piste. Il parle l’anglais avec un énorme accent rocailleux et quelques lacunes grammaticales mais quel bonheur malgré tout de pouvoir comprendre ! Il me sourit largement, et ses pommettes me semblent encore plus hautes que la veille : un visage qui paraît être modelé dans de la glaise, une bouche parfaitement ourlée, et de toutes petites oreilles. Les Bushmen, appellation anglophone pour la tribu des San, sont de petite taille et je me sens géante avec mon 1,70 m lorsqu’ils m’entourent pour m’accueillir.
Très vite une femme qui me semble âgée (portrait en tête d’article) me fait signe de m’asseoir auprès d’elle, à même le sol, sous un arbre. Quelques enfants s’approchent, curieux, et elle les éloigne d’un geste de la main. Elle semble faire autorité dans le groupe.
Le dialogue s’installe entre elle et moi par l’intermédiaire de notre interprète, sans qu’elle ne lâche mon regard. Comme je fais remarquer qu’il n’y a que des femmes au village, elle m’explique que les hommes sont tous partis chasser, sauf deux, restés pour assurer la sécurité en cas de nécessité. Et deux femmes ont accompagné le groupe d’hommes, pour cueillir les fruits.
Un peu plus tard on m’expliquera aussi que ce nombre de deux individus de même sexe qui restent au village ou partent avec le groupe est justifié également par une contrainte naturelle : s’il arrivait malheur au groupe de chasseurs les deux hommes restés au village pourraient assurer la descendance, même chose pour les deux femmes accompagnant les hommes à la chasse (s’il arrivait que le village ne soit décimé avant le retour des chasseurs). Ainsi le renouvellement du groupe serait assuré, selon une tradition ancestrale.
Nous sommes en fin de saison sèche, les animaux sont moins nombreux puisqu’ils sont partis loin chercher les points d’eau, et le village tout entier (42 habitants) peut souffrir de la faim lorsqu’ils rentrent bredouilles plusieurs jours d’affilée. Les femmes utilisent en ce cas leurs maigres économies épargnées grâce à la vente de l’artisanat (vannerie, bijouterie fantaisie) et achètent de quoi nourrir le village à Tsumkwe.
Dans les cases, pas de meubles, pas de lit, il s’agit juste d’un toit pour s’abriter en cas de nécessité…
Elle raconte qu’il est important pour les femmes de gagner de l’argent toute l’année pour être capable d’acheter ce qu’elles ne peuvent confectionner de leurs mains et pour payer les frais de scolarité des enfants. Elles vendent leurs colliers de perles à une représentante de la grande ville (Windhoek, la capitale de la Namibie) parce qu’il y a peu de touristes qui viennent les voir jusqu’ici. Cette année, en ce début décembre, nous sommes le 2ème groupe de « touristes ».
Comme elle m’interroge sur la raison de ma venue parmi eux, je décide de ne pas lui raconter les raisons techniques de notre présence parce qu’elle ne saisirait pas les implications. La télévision, qu’est-ce que c’est ?…
À Tsumkwe j’ai observé un groupe de jeunes filles danser au son d’un lecteur cassette dont nous aurions été fiers dans les années 1980. Il n’y a pas de relais de télévision dans cette région du monde. Nous sommes à des années lumière des autoroutes de l’information ; ici pas de réseau, pas de communications.
Je lui explique que nous venons apprendre d’eux leur façon de vivre, leur philosophie de la vie, leur enseignement traditionnel. Elle me regarde prendre des notes, observe mon stylo violet courir sur les pages de mon carnet et suit mes gestes avec intérêt quand je fouille dans mon sac à dos à la recherche des petits cadeaux que j’ai acheté la veille, à la seule épicerie du village.
Notre réalisateur qui est venu en repérages trois semaines auparavant m’a signalé que les femmes seraient sensibles au thé, au savon, et aux petits pots de vaseline. Je lui offre alors le paquet de thé noir en vrac, elle interpelle l’une de ses consoeurs. Bientôt, la bouilloire aluminium est posée sur quelques braises et une femme prépare la tasse métallique qui fera le tour du cercle que nous formons.
Le savon, elles s’en servent pour laver le linge dès que la pluie accepte de tomber sur le sol aride. Les jeunes filles vont chercher de l’eau à la pompe une ou deux fois par jour, avec des bouteilles de plastique récupérées, à quinze minutes à pied du village. Et puis les éléphants saccagent parfois l’installation et les villageois doivent alors se passer d’eau pendant plusieurs jours jusqu’à ce que l’État intervienne pour réparer de nouveau.
La vaseline si précieuse sert à tous les petits maux : on en pose sur les cheveux quand on a mal au crâne, mais elle sert aussi d’écran solaire, de remède contre la peau sèche et contre les piqûres d’insectes, contre les ronces, les dermites, les coups de soleil,… Parce qu’ici dans le Nord du désert du Kalahari le soleil tue.
Les pluies de la saison humide vont bientôt ré-alimenter les puits naturels et permettre de nettoyer tout ce qui a besoin d’être lavé. Ici, pas d’excès. Et pas d’excédent.
On dort dans les cases rondes au mur de torchis et au toit de paille, ou bien à l’extérieur quand la chaleur est trop intense. Le lendemain matin en arrivant vers 06:00 dans le village, nous verrons les enfants s’éveiller et sortir les uns après les autres de sous la couverture jetée à même le sol devant une case.
Les rares visiteurs des villages voisins arrivent avec leur petit sac plastique ou un balluchon qui renferme de maigres possessions dont ils ne se séparent pas : un peu de thé dans un mini sachet de cellophane maintes fois ouvert, des colliers de perles prêts à vendre, un foulard pour les cheveux, une peau d’antilope en cours de teinture pour le pagne traditionnel du mari,…
Dans les cases, pas de meubles, pas de lit, il s’agit juste d’un toit pour s’abriter en cas de nécessité. Dans le village on s’assoit par terre, sur un vieux pneu ou sur une souche d’arbre pour les plus âgés, sur la couverture commune pour les femmes.
Celle qui me parle ne connaît pas son âge ; elle vient d’un autre village et elle explique avoir eu 4 enfants dont l’un est mort jeune. Dès qu’elles sont pubères, les filles peuvent être mariées ; et avoir des enfants. Et puis elle prend soin aussi des 3 enfants de son mari qui est mort, donc elle élève seule 7 enfants.
Les femmes San pratiquent le troc quand leurs moyens ne leur permettent pas de faire autrement. Quand elle enferme soigneusement dans son balluchon le petit pot de vaseline que je viens de lui offrir, elle s’inquiète de savoir si ce qu’elle me donne est équivalent à ce que je lui offre. J’explique qu’elle m’offre son savoir en retour, qui a une grande valeur à mes yeux. Elle sourit malicieusement.
Quelques femmes se sont assises autour d’elle, face à moi, et elles l’écoutent parler, rient quand nous rions et posent parfois une question à mon interprète. Elles veulent savoir d’où je viens, et j’ai du mal à traduire la distance qui ne fait pas partie de leur système de mesure… Alors je parle en terme de jours de marche, elles me regardent avec des yeux ronds.
Je m’intéresse à la coiffe traditionnelle de certaines d’entre elles, des perles tissées sur une bande de peau d’antilope qu’elles portent sur le front. Elles déclarent avec enthousiasme préférer ma pince et mon élastique, à mes yeux sans aucun charme : j’admire leur artisanat, elles répondent pratique…
Mon interlocutrice raconte soudain avec animation qu’elles ont compris un jour que leur artisanat n’est pas acheté par les clients finaux au prix qu’elles perçoivent de leur intermédiaire. Elle se plaint de la corruption et dit souffrir de la concurrence entre les villages qui sont exploités par une poignée de grossistes sans scrupules. Alors les San ont créé un centre de gestion qui défend les droits de leur tribu.
L’une d’elles me tend un joli collier constitué de perles en forme de petites rondelles blanc crème : de la coquille d’œuf d’autruche. On m’explique qu’un seul œuf peut nourrir 23 personnes ! La coquille si rigide, comme du calcaire, constitue d’excellents vases, des pots ou des contenants divers. Les petits morceaux sont utilisés pour fabriquer des colliers vendus un peu plus cher parce qu’il est très dangereux de chasser les œufs d’autruche qui sont nombreuses dans le secteur. L’autruche qui se met à vous pourchasser est redoutable, et elle court plus vite que n’importe qui !
Une femme apporte quelques bush beans, sorte de petits fruits en forme d’amande provenant d’arbustes bas dans le bush qu’elles grignotent en bavardant. Bien sûr je goûte ! Le goût est doux, un peu âpre, et ils cachent un petit noyau ou un grain à l’intérieur.
La tasse de thé très noir circule entre les femmes et je dissimule mal une grimace instinctive lorsque je trempe à mon tour les lèvres dans le liquide brun et brûlant, extrêmement âpre.
Lorsque le cylindre métallique contenant du tabac brun circule de bouche en bouche, je me permets de décliner l’invitation à tirer dessus : je ne fume pas, et après l’expérience du thé et la façon dont elles tirent sur cette cigarette d’un autre genre je me méfie de ma réaction de non-initiée.
Et je les écoute me parler de l’importance de la tradition, de la confiance aveugle que les San ont conservé en ce qui leur est transmis par leurs parents ou par les aînés en général. À quelques pas une femme accroupie près du feu, touille une grosse marmite de bouillie laiteuse à l’aide d’une grosse cuillère : du porridge au lait de chèvre, le repas unique du jour, pour le village tout entier…
Une matinée hors de l’espace temps pour l’Européenne que je suis…
PS : pendant cette journée exceptionnelle ont été prises les deux photos ci-dessus me représentant en plein travail. Ces photos illustrent parfaitement nos conditions de travail en général pendant les tournages, mais surtout la proximité rare que nous avons avec des populations encore plus rares, populations qui nous offrent l’hospitalité pendant quelques jours. De l’une de ces photos a été extrait le portrait que vous retrouvez partout en tant qu’identification sur mes réseaux sociaux. Ces deux photos me tiennent vraiment à coeur.
Envie d’en apprendre davantage sur mes deux voyages en Namibie ? Voici quelques pistes à explorer :
- Mes articles sur la Namibie
- Mes photos sur la Namibie : 500px.com, Getty Images, et surtout Picfair.com
- Davantage d’informations : office du tourisme de la Namibie
Blogueuse voyage depuis 2004, auteure, photographe, éditrice du magazine Repérages Voyages (en ligne, gratuit). Française, j’ai exploré 82 pays au fil des ans et vécu en différents endroits de notre belle planète (La Réunion, île Maurice, Suisse, Indonésie, Espagne). Très attachée au ton « journal de bord » plutôt qu’à une liste d’infos pratiques. Mon objectif ? Partager mes expériences de voyages avec ceux qui n’ont pas la possibilité de partir aussi souvent.
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