Décembre 2004, nous tournons le premier épisode de la troisième saison des Carnets de Plongée et nous sommes sur une barge métallique au large d’Andros, la plus grande île des Bahamas, et peut-être la moins touristique au sens Disney du terme… Une légère nausée me taraude au rythme de la houle persistante tandis que je fais claquer le clip de serrage de mon gilet sur la bouteille de plongée. Le temps d’ajuster mon détendeur, de vérifier mon autonomie en air, d’enfiler mes palmes, et je jette un oeil par-dessus l’épaule de Didier Noirot qui va assurer les images sous-marines : les requins sont là, une dizaine d’ailerons luisants déchirent la surface…
Nous voulions plonger avec les requins. Malheureusement, et nous n’avons pas le choix, ce centre nous a proposé une technique que nous n’approuvons pas forcément, même si, il ne faut pas jouer les mijaurées, pour des prises d’images dans un délai très court, c’est une solution qui s’avère efficace : le feeding. Ce terme anglais qu’on pourrait traduire par « nourrissage » dissimule une réalité très concrète que certains s’efforcent pourtant de cacher aux touristes, un peu partout dans le monde : pour attirer des animaux ponctuellement sur un site, il faut les nourrir, leur offrir une pitance. Et pour les requins, aux Bahamas comme ailleurs, on offre du poisson. Ce matin, ils ont reconnu le bruit du bateau sans doute et ils ont déjà fait leur apparition avant même que la boule de poisson congelé à cet effet ne soit mise à l’eau.
Dès que nous sommes prêts, Didier saute à l’eau, récupère son énorme caisson sous-marin, puis descend se poster une dizaine de mètres plus bas pour filmer la mise à l’eau de l’Homme. Nous attendons sagement sur le bateau qu’il peaufine ses réglages, puis un autre moniteur qui assurera la sécurité de l’équipe passe à l’eau, puis c’est au tour de notre réalisateur, Pierre Stine pour cet épisode, et enfin c’est à moi.
Maintenant, ils sont une petite douzaine à tournoyer en surface. J’ai souvent plongé en compagnie des requins, mais c’est la première fois que je saute à l’eau en essayant de ne pas atterrir directement sur le dos de l’un d’entre eux, et croyez-le c’est… légèrement stressant. Le moniteur nous a prévenu : ne restez surtout pas en surface, descendez tout de suite et allez vous poster sur le fond de sable, quinze mètres plus bas. Mais lors de la mise à l’eau, tous les plongeurs vous le confirmeront, on ne voit d’abord d’un mètre de bulles provoquées par votre intrusion dans l’élément liquide, et ce jour-là, ma première vision juste derrière les bulles, c’est un sourire de requin à moins d’un mètre !
Je purge illico mon gilet et commence ma descente, en tournant sur moi-même pour ne pas être surprise malencontreusement par un autre. On a beau nous avoir assurés qu’ils sont là pour le poisson, je n’ai aucune envie qu’un squale à la vue basse me confonde avec un thon !
Pierre est déjà en place, agenouillé sur le sable, mains sagement croisées sur la ceinture et il observe la danse des requins et surtout la mise en place de son équipe sous-marine. Aujourd’hui, je ne suis pas de service : dans cette eau translucide, et dans moins de quinze mètres sur un fond de sable blanc réfléchissant, Didier a choisi de se passer de mes services : nul besoin d’éclairage sous-marin en dehors des phares puissants fixés sur son caisson. De plus, il craint que trop de présence inhabituelle perturbe les requins qu’il connait bien pour avoir déjà travaillé avec eux partout dans le monde. Je ne suis donc que spectatrice, et je viens me poster sagement à côté de Pierre, pour profiter du spectacle.
Un autre moniteur entre alors dans l’eau, entraînant avec lui la boule de poissons congelés fixée sur une chaîne solide qu’il vient amarrer à un bloc installé sur le fond de sable ; ainsi la boule se tient à mi-hauteur, fixe, et la curée peut commencer : lentement, un premier requin s’approche, renifle, s’éloigne, puis revient, pique sur la boule, la heurte et s’éloigne très vite de nouveau. Un collègue, curieux, l’imite, danse quelques secondes autour de la boule, puis voyant un troisième larron s’approcher, plante quelques dents dans le glaçon odorant !
Très vite, cinq puis dix et douze requins, se chamaillent des lambeaux de poissons déchiquetés. Didier tente de s’approcher, un requin le repère, se dirige vers lui une première fois, une seconde fois,… Au troisième passage, le requin heurte le caisson suffisamment fort pour détourner l’un des phares pourtant solidement fixés. Un avertissement clair. Didier ne se laisse pas impressionner mais recule un peu pour ne pas les exciter davantage.
L’Homme décide alors de faciliter le travail de notre formidable cadreur sous-marin : resté légèrement à l’écart le temps que les requins s’attaquent consciencieusement à leur apéritif du jour, il s’approche doucement et braque son phare sur les museaux argent aux sourires métalliques. Didier a tout juste le temps de se dégager d’un requin trop curieux, fait le point sur l’Homme qui se trouve maintenant à hauteur de la boule, et un requin tourne déjà autour du plongeur animateur. Une pression sur sa cuisse gauche le fait se retourner, un coup de queue de requin qui s’éloigne déjà. Et quand l’Homme cherche le regard de Didier, c’est un autre choc sur son phare qui attire son attention : par trois fois, il est obligé de repousser des curieux un peu trop attentionnés en les repoussant de son phare. Un signe de tête convenu d’avance, et l’Homme recule. Didier a les images qu’il lui faut et la prudence commande de s’éloigner. Les requins s’excitent davantage tandis que la boule diminue de taille : ils se bousculent, fusent, virevoltent, reviennent, attaquent,…
L’Homme nous a rejoint, sur le sable, pour ne pas attirer l’attention des requins, et Didier fait un lent travelling arrière sur nos visages. Impressionnée par cette horde débridée, c’est à peine si je prends conscience du halo puissant de son phare sur mon masque. Puis, quand la boule s’épuise, comme par enchantement, les requins s’évanouissent dans le bleu…
Nous patientons encore deux ou trois minutes, le temps pour les paresseux de s’assurer qu’il n’y aura plus rien à se mettre sous la mâchoire aujourd’hui, puis l’un des moniteurs décroche le câble et indique en surface qu’on peut le remonter. L’eau est légèrement troublée par un mélange de particules de poissons et de sable tourmenté par la furie des requins. Autour de nous, un mérou qui s’était caché sort doucement de son abri et avance pour chiper quelques derniers déchets, des lutjans font leur apparition et fouillent le sable. La faune récifale reprend sa place…
Même si nous ne sommes pas des touristes, même si nous sommes en mission, nous restons des plongeurs, conscients de l’intensité de ce que nous venons de voir. Au premier signe d’un moniteur, nous sommes trois à fouiller le sable du regard, sous ce qui fut l’emplacement de la boule, et nous cherchons comme des enfants, les dents perdues par les requins : nous en trouvons, comme promis pendant le brieffing sur le bateau. Nous avons tous déjà vu des dents de requins pendues au cou de plongeurs ou dans les échoppes pour touristes dans certaines îles. Mais c’est une autre sensation que d’en ramasser une, même toute fine, qui vient d’être perdue sous nos yeux… Des dents triangulaires, légèrement crénelées, des dents qui repousseront immédiatement à l’endroit exact où elles se trouvaient il y a encore quelques minutes. Je ne me souviens plus si mes collègues en ont remonté en surface, je sais seulement qu’au bout d’un moment je me suis rendue compte qu’il fallait laisser au fond de l’eau ce que j’y avais trouvé. Une dent de requin, si petite soit-elle, n’a rien à faire sur mon bureau. Et pour raviver mes souvenirs de cette plongée originale, rien de tel que de revoir les images filmées par Didier et dont je vous livre ici quelques captures d’écran.
Je vous souhaite à tous une agréable semaine…
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Blogueuse voyage depuis 2004, auteure, photographe, éditrice du magazine Repérages Voyages (en ligne, gratuit). Française, j’ai exploré 82 pays au fil des ans et vécu en différents endroits de notre belle planète (La Réunion, île Maurice, Suisse, Indonésie, Espagne). Très attachée au ton « journal de bord » plutôt qu’à une liste d’infos pratiques. Mon objectif ? Partager mes expériences de voyages avec ceux qui n’ont pas la possibilité de partir aussi souvent.
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