Les cimetières dans le mondeJe déteste les cimetières, et j’y entre le moins possible. Pour tout dire je les évite soigneusement. Et pour vous éviter une analyse psychanalytique trop hâtive, j’ajouterais que ce n’est pas à cause d’une peur de la mort, je ne crains que certaines circonstances qui entraînent le décès, mais l’idée d’allonger côte à côte dans un même lieu autant d’inconnus pour permettre à ceux qui restent de garder un souvenir bien tangible de celui qui est parti, l’idée qu’on puisse avoir envie ou besoin de se recueillir devant une pierre froide et hostile pour pleurer ou se sentir en communication avec celui qui vous manque, me glace le dos…

Cimetière megalithique de Carrowmore en Irlande

Je rallie instinctivement les religions qui privilégient la subsistance de l’âme par le souvenir, même en s’en remettant aux dieux. Bien sûr, ce ne sont là que convictions personnelles et je respecte les croyances et les ressentis de chacun. Et ce respect me pousse même, parfois, à entrer dans d’autres cimetières au-delà de nos frontières, pour chercher à comprendre. Et pour observer.

J’ai déjà évoqué le cimetière marin de Saint-Paul où est supposé reposer le pirate La Buse et où vous admirerez une (trop voyante) pierre de marbre pour honorer le souvenir du poète Leconte de Lisle. Sur l’île de La Réunion le petit cimetière marin fait partie des grands classiques du tourisme et je me suis toujours demandé ce qu’en pensent les Réunionnais qui viennent se recueillir également sur les tombes de leurs proches et qui sont peut-être gênés par ces touristes qui dégainent l’appareil photo aussi vite que leurs cris enthousiastes : « il est là ! j’ai trouvé ! viens voir !« . De grâce, nous sommes dans un cimetière !…

Au Groenland récemment j’ai aperçu les croix de guingois dans l’étroit cimetière de chaque village agrippé sur la roche, au bord de l’eau glaciale. Ici les tombes sont parfois frustres du fait de l’urgence à coucher sous terre la dépouille d’un proche dans un climat aussi hostile. Non loin de Thulé, dans le grand Nord, j’ai écouté le vent siffler avec hardiesse entre les touffes d’herbe sèche qui s’agglutinent sur la terre durement remuée. Une mélodie de la mort, rythmée par le hurlement des chiens de traîneaux et par la rudesse des éléments sous un ciel plombé et devant un détroit qui s’obstruait d’heure en heure, menaçant de nous emprisonner là jusqu’au prochain été. Et à l’écart, face aux icebergs, une sépulture plus ancienne, faite de pierres plates empilées, silhouette macrabre dans un paysage de glace…

Sépulture dans le Nord du Groenland face aux icebergs

Deux semaines plus tôt dans le fjord de Nuuk au Sud du Groenland j’avais approché de vrais squelettes humains, témoins du passé découverts par une équipe d’archéologues quelques jours plus tôt.  Là, sous une sorte d’igloo fait de pierres plates, les restes d’une femme s’offraient à nos regards impudiques, pour le bénéfice de l’Histoire. Et savoir que ce squelette pouvait avoir au moins deux siècles n’enlevaient rien à mon émotion mais ajoutait sans doute à mon respect.

Mes premiers squelettes humains je les avais vus dans une grotte funéraire, ou ce qui semble se confirmer comme telle photo ci-dessous), sur une île des Tonga, à l’abri des curieux. On a beau savoir qu’on ne peut plus rien faire pour eux, croiser le regard creux d’un faciès humain n’a rien de très confortable. En groupe peut-être aurez-vous une fâcheuse envie de ricaner pour alléger l’atmosphère, comme pour conjurer un sort que vous ne vous souhaitez pas commun. Ou est-ce une réminiscence du squelette de nos classes de sciences naturelles lorsque l’infortuné claquait des dents sous les secousses provoquées par le plus téméraire d’entre nous ?

Cranes dans une grotte sépulture de Ua Pou aux Tonga

Quelques jours plus tard ce sont des crânes rassemblés dans une urne funéraire de bois que le maire du village d’Ua Pou nous présentait aux Marquises, en Polynésie. Il n’était plus question d’ensevelissement mais de trophée, de butin. Ces têtes sans corps témoignaient de rites tribaux qui autorisaient à séparer la tête du corps lorsque ceux-ci appartenaient aux ennemis. Des pratiques moins anciennes que mon squelette groenlandais…

Mais c’est pourtant avec une réelle curiosité que je suis entrée spontanément dans un cimetière aux Tonga : sur l’île de Tongatapu dans cet archipel coincé entre Fidji et Samoa j’étais interpelée par ces cimetières gigantesques et presque spectaculaires. Pour chaque tombe la famille dresse une véritable décoration pour honorer le défunt, pour lui permettre le repos dans un environnement familier, créé avec amour et respect par les vivants. Des décorations florales, souvent artificielles, des sculptures, et d’immenses tapisseries, des patchworks géants cousus et brodés main, retraçant l’histoire du mort ou une légende locale. J’ai alors demandé l’autorisation, et j’ai sorti mon appareil photo, pour témoigner.

Cimetière sur Tongatapu île principale de l\'archipel des Tonga

A Bali j’avais suivi une procession funéraire et j’avais photographié les étapes d’une crémation sur la plage de Kuta au Sud de l’île, en me concentrant sur les rituels enseignés aux plus jeunes par la plus âgée : offrandes de fleurs et de fruits, tressages, sculptures, et tri des os calcinés après la flambée avant d’offrir aux flots de l’océan indien de petits paniers graciles porteurs d’espoir.

Mais c’est au cimetière mégalithique de Carrowmore en Irlande que j’ai ressenti la plus belle émotion. Emotion, est-ce le terme qui convient ?… Dans le comté de Sligo sur la côte Ouest de l’Irlande, il faut de la persévérance pour dénicher ce repaire de tombes dressées, l’un des plus grands et plus anciens de toute l’Europe de l’Ouest.

Paysage du comté de Sligo au cimetière mégalithique de Carrowmore

Des routes en lacets, quelques bifurcations, et soudain au détour d’un talus herbeux vous croisez une pierre tabulaire qui vous indique votre entrée en territoire mégalithique.  Après avoir payé un droit d’endroit (léger et justifié) vous pénétrez seul(e) sur une immense plaine entretenue, striée de chemins tracés par les pas des visiteurs avant vous, qui mènent de tombes en dolmens.

Les plus anciennes remontent à 5 400 avant JC, même si cette datation fait l’objet d’une controverse de nos jours. Mais la majorité accuse une ancienneté qui remonte entre 4 300 et 3 500 avant JC, une estimation rendue possible par les fouilles archéologiques qui ont été menées depuis la fin du XIXème siècle. Des artefacts, des récipients, des os intacts et des fibres musculaires, des restes de textiles et de morceaux de charbon ont permis de dater quelques-unes des tombes avec plus de précision. Des os humains ou ceux d’animaux, carbonisés (jusqu’à 27 kg par tombe…), ont permis de comprendre les rites de crémation des ancêtres irlandais.

Tombes mégalithiques du cimetière de Carrowmore en Irlande

Mais pour profiter de Carrowmore je suggère d’oublier les chiffres pour se concentrer sur l’essence du site. Rangez votre livre guide, oubliez la feuille plastifiée (et en français) qu’on vient de vous remettre pour vous aider à comprendre le site, et laissez-vous emporter par l’esprit du lieu.

Ici, quelques milliers d’années avant vous, des hommes et des femmes ont procédé à des rites funéraires dont nous ignorons encore beaucoup.

Sur ce vaste plateau du romantique comté de Sligo, coincé entre l’Atlantique et les hauteurs du Benbulben, le vent balaie l’herbe rase et emporte les paroles des curieux qui tentent de comprendre. Assise à l’écart sur un tertre herbeux, j’ai rangé l’appareil photo pour le mettre à l’abri de la pluie qui menace. Un ciel blanc qui vire au plomb, une lumière blafarde qui devient colérique, les couleurs changent au gré des humeurs d’Eole qui rassemble les stratus en une couche menaçante au-dessus de nos têtes, tel un couvercle de fonte.

Je relève mon col en laissant mon regard errer sur les genêts en fleurs, sur les bosquets de rhododendrons fuchsia qui marquent les clôtures des propriétés, au loin. En ce début de printemps de subtiles azalées dragées adoucissent ces teintes qui claquent sur le vert tendre de prairies trop souvent abreuvées par les pluies irlandaises.

Dolmens et pierres dressées du cimetière de Carrowmore en Irlande

Devant moi, un cercle d’une vingtaine de mètres de circonférence, au périmètre ponctué de pierres dressées comme autant de petits soldats veillant au repos du défunt. Sous terre, des os carbonisés, traces ultimes d’une existence rude, plus courte que la mienne. Qui était-il, comment vivait-elle ?…

Et le vent souffle, qui murmure à mon oreille les secrets inventés d’une vie qui restera privée malgré les tentatives des chercheurs qui s’obstinent.  Des fragments de coquille de moules, un os de baleine, des débris de poterie… Elle était mère, il était pêcheur. Un destin rude dans cette Irlande fouettée par les éléments, sur un sol qui hésite entre tourbe et lande. Des joues rosies par la morsure du vent, des yeux couleur d’eau, une volonté farouche, de celle qui animent ceux qui survivent malgré tout.

Sur les tables de gneiss devant moi les éclats de quartz étincellent dans un dernier clin d’œil à la vie, salut fugace d’esprits fantômes qui hanteraient les lieux. Le refrain d’une balade irlandaise entendue la veille dans un pub ravive la mémoire des Celtes qui ont foulé l’herbe avant moi, de celles peut-être qui se rassemblaient ici à ma place. Le vent chante une mélodie sauvage qui transforme mes cheveux en écran mouvant sur lequel s’imprime, avec un souffle d’ésotérisme, les silhouettes d’autres qui ne savaient pas qu’un jour, bien plus tard, leur cimetière deviendrait une curiosité.

A Carrowmore il faut se laisser emporter par la magie et accepter les légendes. Le paysage romantique s’y prête à merveille et vous entendrez peut-être, comme moi, le murmure de ces femmes qui chuchotent leurs secrets…

Même si j’ai commencé à rédiger cet article mardi dernier, le publier aujourd’hui m’a semblé soudain de circonstance : alors que nos JT rivalisaient ce week-end avec des reportages entre cimetières et crémations, tandis qu’un impudent vantait les mérites d’une crémation bio (quel opportunisme !…), j’avais envie d’apporter un petit souffle de poésie ou d’exotisme sur ces lieux qu’on évite habituellement.

Parce que le souvenir peut ne pas être que douloureux…

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